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3 millions tenus par ce qu'il appelle la grande culture, et 15 par la petite. Il entend par grande culture celle des fermiers qui employaient des chevaux pour le labour, et qui suivaient l'assolement triennal, blé

avoine

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jachère, et par petite celle des métayers qui se servaient de bœufs et qui suivaient l'assolement biennal, blé jachère. Cette division devait être parfaitement exacte; elle correspond encore aujourd'hui aux faits existants. Encore aujourd'hui, la France est partagée en deux régions distinctes : l'une, au nord, où dominent le bail à ferme, le travail par les chevaux et l'assolement triennal plus ou moins amélioré; l'autre, au midi, où dominent le métayage, le travail par les boeufs et l'assolement biennal. Seulement, depuis 1750, la première a gagné du terrain, et la seconde en a perdu.

Quesnay évalue à 5 setiers de 156 litres, semence prélevée, le produit moyen en blé d'un arpent en grande culture, et à 2 setiers 1/2 celui de la petite, soit 15 hectolitres par hectare pour l'une et 7 1/2 pour l'autre, ou en tout, pour le million d'hectares emblavé de la grande culture et les 7 millions 1/2 de la petite, 70 millions d'hectolitres. Sous ce nom de blé sont compris, avec le froment, les grains inférieurs, comme le seigle et l'orge; la même confusion est encore usitée dans beaucoup de parties de la France. Le seigle étant plus généralement cultivé à cette époque que le froment, on peut diviser approximativement ces 70 millions d'hectolitres ainsi qu'il suit 25 millions en froment et 45 en seigle et orge. Quesnay y ajoute, pour la sole d'avoine, 7 mil

lions de setiers, ou 11 millions d'hectolitres environ. Aujourd'hui la production du froment a presque triplé, celle du seigle et de l'orge est restée la même, celle de l'avoine a quadruplé, et en 1750, la pomme de terre était à peine connue; le précieux supplément qu'elle fournit pour l'alimentation des animaux et des hommes manquait absolument ; on cultivait peu les légumes secs, et plusieurs autres produits, qui aujourd'hui sont des richesses, n'existaient pas encore.

Le nombre des bêtes bovines était, d'après Quesnay, de 5 millions, ou la moitié de ce qui existe aujourd'hui. Quant à la qualité, elle était bien inférieure. On abattait tous les ans 4 ou 500,000 têtes pour la boucherie on en abat aujourd'hui dix fois plus; et le bétail de cette époque, forcé de chercher lui-même sa subsistance dans des friches arides, des jachères nues, des prés marécageux, ne pouvait être comparé, comme poids moyen, au bétail d'aujourd'hui, nourri dans de bons prés ou alimenté à la crèche avec des racines et des fourrages artificiels. Les bœufs de quelques régions montagneuses où l'ancien système de pâturage grossier et inculte est encore en vigueur peuvent donner une idée de tout le bétail d'alors. Les moutons n'étaient certes ni plus nombreux ni meilleurs en proportion. Le nombre des porcs devait être proportionnel à la population. Quant aux chevaux, on sait que Turgot, voulant réorganiser les postes en 1776, ne put se procurer les 6,000 chevaux de trait dont il avait besoin. Quesnay ne dit qu'en passant un mot de la vigne; Beausobre évaluait en 1764 la récolte annuelle du vin à 13 millions d'hec

tolitres, ou le tiers de ce qu'elle est aujourd'hui. Somme toute, en évaluant les produits d'alors aux prix de notre temps, on trouve tout au plus une valeur de 1,250 millions pour la production totale de l'agriculture française en 1750.

Aussi la population, bien qu'elle ne fût que de 16 à 18 millions d'âmes, était-elle arrivée à un degré de misère qui passe toute croyance. La condition du peuple proprement dit était affreuse, et les classes supérieures ne souffraient guère moins de la pauvreté commune. Vauban a fait dans sa Dime royale une analyse de la société française qui fait frémir. D'après le calcul de Quesnay, le revenu net des propriétaires s'élevait à 76 millions de livres pour les terres cultivées en céréales, en y comprenant les vignes et autres produits, on peut le porter en tout au double; la livre d'alors valait à peu près le franc d'aujourd'hui. Les fermes étaient louées dans la grande culture 5 livres l'arpent, et dans la petite 20 à 30 sous, soit, pour la première, 10 francs, et pour la seconde 2 à 3 francs l'hectare. Un contemporain de Quesnay, Dupré de Saint-Maur, dit même que, dans le Berry, une partie de la Champagne, du Maine et du Poitou, elles ne se louaient que 15 sous l'arpent, ou 1 franc 50 cent. l'hectare, et, à ce prix, les fermiers avaient beaucoup de peine à vivre.

Un témoignage effrayant, entre mille autres, de ce dénûment général se trouve dans les mémoires du marquis d'Argenson, qui écrivait en 1739, cinq ans avant d'être nommé ministre des affaires étrangères par Louis XV: « Le mal véritable, celui qui mine le royaume

et ne peut manquer d'attirer sa ruine, est que l'on s'aveugle trop à Versailles sur le dépérissement des provinces. J'ai vu, depuis que j'existe, la gradation décroissante de la richesse et de la population en France. On a présentement la certitude que la misère est parvenue généralement à un degré inouï. Au moment où j'écris, en pleine paix, avec les apparences d'une récolte, si non abondante, du moins passable, les hommes meurent tout autour de nous comme des mouches, de pauvreté, et broutant l'herbe. Les provinces du Maine, Angoumois, Touraine, Haut-Poitou, Périgord, Orléanais, Berry, sont les plus maltraitées; cela gagne les environs de Versailles. Le duc d'Orléans porta dernièrement au conseil un morceau de pain de fougère que nous lui avions procuré. Il le posa sur la table du roi, disant : « Sire, voilà de quoi se nourrissent vos sujets. »

Voilà de quel profond abîme la France a dû sortir pour remonter au jour. Il n'est pas étonnant qu'au bout d'un siècle d'efforts, elle n'ait pas pu panser complétement ses plaies. Dans ce siècle, l'agriculture a quadruplé ses produits, la population a doublé, la rente des terres s'est élevée de 150 millions à 1,500, c'est-à-dire dans la proportion de 1 à 10. Ce sont là des progrès énormes, et si le point de départ n'eût pas été si bas, ils auraient suffi et au delà pour maintenir notre rang. Aucun autre peuple, excepté l'Angleterre, n'en a fait d'aussi grands dans le même laps de temps, et cependant les circonstances n'ont pas toujours été favorables. Sur ces cent années, cinquante environ ont été troublées par des révolutions horribles ou des guerres

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sanglantes. Nous n'avons eu de véritable bon temps què le règne de Louis XVI, le consulat et les trente-deux ans de la monarchie constitutionnelle.

Le mouvement de régénération commence à se faire sentir après la paix de 1763, par les prédications des économistes en faveur de la liberté du commerce des grains. Dans ses articles de l'Encyclopédie, Quesnay, en montrant l'étendue du mal, avait indiqué les remèdes. Tous les progrès ultérieurs de l'agriculture nationale sont pressentis dans ces deux articles. Il fallut quelque temps pour que la doctrine nouvelle se répandit et fit école. En attendant, la vieille société achevait de se dissoudre. A l'avénement de Louis XVI, les aspirations du pays vers un état meilleur se firent jour de tous les côtés. Turgot porta la première main à l'édifice chancelant. Avant 1789, de grandes réformes étaient déjà faites : le travail avait été affranchi, la liberté du commerce des grains proclamée. Les premières délibérations de l'Assemblée constituante achevèrent ce qui avait été si bien commencé. La nation respirait enfin. Si la France de 1789 avait su s'arrêter, comme l'Angleterre en 1688, nul doute que la richesse publique n'eût pris dès lors un accroissement prodigieux.

L'épouvantable bouleversement qui succéda à ces jours d'espérance comprima le progrès naissant. Après dix ans d'épreuves, le consulat rendit au pays quelques heures de repos, et on vit le mouvement, suspendu par les orages révolutionnaires, éclater de nouveau avec une irrésistible puissance. Les beaux jours de la paix de Vervens étaient revenus. Malheureusement un nouveau

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