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La seconde cause de progrès ne fait qu'une au fond avec la première, mais qui s'en distingue dans l'application; c'est l'excellent esprit public des Anglais, qui, depuis plus d'un siècle et demi, les a préservés à la fois des abus du pouvoir absolu et des désordres révolutionnaires, tous deux si funestes à toute espèce de travail. Rien de comparable à la dernière moitié du règne de Louis XIV, au règne entier de Louis XV et aux tourmentes de la révolution n'a affligé cette nation heureuse; le xvII° siècle, si désastreux pour nous d'un bout à l'autre, a été pour elle une époque de développement continu, et, quand nous avons repris notre essor interrompu, elle avait sur nous l'avance de trois quarts de siècle.

II y a deux cents ans, la France était, sous le rapport agricole comme sous tout autre, la plus avancée des deux. Les douze ans qui s'écoulèrent de la paix de Vervins à la mort de Henri IV, forment peut-être la plus belle de ces périodes de prospérité, si courtes et si rares, qui apparaissent de loin en loin dans le sombre et sanglant tissu de notre histoire. L'annaliste a peu d'événements à en

registrer pendant ces années si vides en apparence, elles n'offrent ni guerres ni scènes dramatiques; mais la popularité de Henri IV, le seul roi que lá nation ait aimé, montre assez ce qu'elles ont dû être. Certes Sully avait bien des défauts. Son orgueil, sa cupidité, son avarice, l'auraient rendu insupportable s'il avait vécu de nos jours; même pour son temps, il avait des préjugés excessifs: il détestait le commerce et l'industrie, qui commençaient à poindre, et il échoua heureusement dans ses efforts pour empêcher l'introduction' de la soie en France; mais, au milieu de ses erreurs, il avait eu une idée juste: il comprit l'importance de l'agriculture, s'il méconnut celle du commerce, et ses encouragements suffirent pour provoquer une expansion agricole inouïe pour le temps.

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Un écrivain contemporain, Olivier de Serres, nous a laissé un livre admirable, témoignage éloquent de l'élan universel: le Théatre d'agriculture parut en 1600. L'auteur était un noble protestant, seigneur de Pradel en Vivarais, qui avait vécu retiré au milieu de ses champs pendant les convulsions religieuses et politiques. Son écrit, qu'il dédia à Henri IV, est à la fois le meilleur et le plus ancien traité d'agriculture qui existe dans aucune langue moderne. Son nom est une des gloires de la Frane; les temps qui suivirent l'ont oublié, et, quand il fut ramené au jour, il y a cinquante ans, après une autre paix générale qui avait donné le même essor au travail, ce fut une véritable résurrection; ainsi nous récompensons nos grands hommes. Toutes les bonnes pratiques agricoles étaient connues du temps d'Olivier, il

donne des préceptes qui pourraient encore aujourd'hui suffire à nos cultivateurs; aussi la production fit-elle de rapides progrès en peu d'années, au grand profit de votre peuple, dit-il en s'adressant au roi dans sa dédicace, lequel demeure en sûreté sous son figuier, cultivant sa terre, et comme à l'abri de Votre Majesté, qui a à ses côtés la justice et la paix.

Le fatal génie qui préside à nos destinées ne permit pas longtemps ce calme fécond: l'assassinat de Henri IV replongea la France dans le chaos; mais les conséquences de ce rapide moment d'espérance se firent sentir dans tout le cours du siècle, et la grandeur de Richelieu et de Louis XIV a été due en partie aux germes de richesse déposés alors dans le sol. Tous les renseignements historiques attestent qu'à cette époque nos campagnes étaient habitées par une nombreuse noblesse qui confondait ses intérêts avec ceux des populations rurales; la funeste séparation qui a tout perdu n'a eu lieu que plus tard.

La civilisation, au moyen âge, va toujours du sud au nord. L'agriculture, comme tous les arts, a fleuri d'abord en Italie. La Provence et le Languedoc furent de bonne heure les parties de la France les mieux cultivées, comme les plus rapprochées du foyer lumineux. Olivier de Serres était né sur les confins de ces deux provinces. La Grande-Bretagne, située beaucoup plus loin, ne reçut que plus tard l'impulsion. Après le règne d'Elisabeth, on y était encore en pleine barbarie. Guichardin évalue à 2 millions d'âmes seulement la population de l'Angleterre proprement dite de son temps; d'autres la portent à 4 millions; on en compte aujourd'hui 16. Les trois

quarts du pays restaient en friche. Des bandes de vagabonds dévastaient les campagnes. La nation inquiète, profondément agitée, cherchait à se constituer; mais elle devait passer par une longue série de révolutions avant de trouver sa forme définitive, et, en attendant, l'agriculture souffrait comme le reste. Pendant tout le cours du xvn siècle, la France vendait du blé à la GrandeBretagne.

Après 1688, tout change. Les ombres s'étendent sur la France épuisée par les folies de Louis XIV. L'Angleterre, au contraire, renouvelée et rajeunie, prend un essor qui ne doit plus s'arrêter. La population de la France descend au lieu de s'accroître ; celle de l'Angleterre monte rapidement. Boisguillebert, Vauban, tous les documents du temps, constatent la décadence progressive de l'agriculture française. L'Angleterre, au contraire, qui ne produisait pas, sous les Stuarts, assez de grains pour se nourrir, devient, cent ans après, le grenier de l'Europe. Bien qu'elle eût une population double à alimenter, et que cette population vécût beaucoup mieux que par le passé, elle vendait tous les ans un ou deux millions d'hectolitres de blé à l'étranger, ce qui est énorme pour les moyens de transport connus à cette époque. On a calculé que, dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, elle vendit à ses voisins, et notamment à la France, pour un milliard de francs de céréales.

Mais aussi, que de succès pour elle, et pour nous que de revers, pendant cette fatale période ! D'abord, la terrible guerre de la succession, les cruelles défaites de Blenheim, de Ramillies et de Malplaquet, l'existence

même de la France compromise et sauvée comme par miracle à Denain; ensuite la guerre plus désastreuse encore de Sept ans, la défaite de Rosbach, nos flottes et nos colonies perdues, le ministère de lord Chatam élevant sur nos ruines la grandeur de son pays; le crédit de la nation britannique fondé par une longue série de succès; le nôtre détruit par les extorsions des traitants et les extravagances du système de Law; le peuple anglais, heureux et fier de son gouvernement, s'attachant à lui de plus en plus, et se livrant au travail avec confiance, sous la protection de ses lois et de ses victoires; le nôtre, ruiné, humilié, opprimé, désertant les travaux utiles, dont le fisc dévorait les produits, et ne sentant plus pour ses maîtres que haine et mépris.

L'agriculture, comme l'industrie, a besoin avant tout de sécurité et de liberté; de tous les fléaux qui peuvent l'accabler, il n'en est pas de plus mortel qu'un mauvais gouvernement. Les révolutions et les guerres laissent du répit; le mauvais gouvernement n'en laisse pas. Nous possédons un document assez sûr pour constater l'état où était tombée l'agriculture française, il y a un siècle, sous l'influence délétère d'un régime détesté, dans les articles grains et fermiers de l'Encyclopédie, écrits vers 1750 par le créateur de l'économie politique, le docteur Quesnay. Le territoire total, la Corse et une partie de la Lorraine n'appartenant pas alors à la France, est évalué par Quesnay à cent millions d'arpents de 51 ares, ce qui est conforme au cadastre de nos jours. Sur ces cent millions d'arpents, il évalue à 36 millions seulement, ou 18 millions d'hectares, le sol cultivé, dont

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