Page images
PDF
EPUB

abattues et les flancs vides, confondus et pressés les uns contre les autres; supposez qu'ils enflent leurs voiles pour se disperser sur l'immensité des mers, chacun d'eux sera libre, puissant et superbe. » Comparaison pittoresque et vraie, mais que Henri IV, contemporain d'Élisabeth, et son petit-fils Louis XIV, n'auraient jamais faite.

[ocr errors]
[ocr errors]

Dans les révolutions du xvire siècle et les agitations politiques du xvin, la noblesse de campagne ne cesse pas de tenir la tête; c'est elle qui fait l'établissement de 1688, qui maintient la maison de Hanovre sur le trône, qui soutient la lutte contre la révolution française ; c'est elle qui forme à peu près à elle seule les deux chambres du parlement, jusqu'au moment où le bill de réforme donne une plus large place aux représentants des villes, devenues riches et populeuses; c'est encore elle qui, dans ce moment même, travaille avec énergie à maintenir sa suprématie menacée, et tient en échec les nouveaux réformateurs. Tous les grands et glorieux souvenirs de l'histoire nationale se rattachent à cette classe. De là le respect séculaire dont elle jouit; non-seulement la vie rurale est recherchée pour elle-même, pour la liberté, l'aisance, l'activité paisible, le bonheur domestique, ces biens si chers aux Anglais, mais elle donne encore la considération, l'influence, le pouvoir, tout ce que désirent les hommes quand leurs premiers besoins sont satisfaits.

A la possession des propriétés rurales se rattachent certains priviléges. Le plus riche propriétaire d'un comté est d'ordinaire lord-lieutenant, titre plus honori

fique qu'utile, mais qui donne à quiconque en est revêtu un reflet de l'éclat paisible et incontesté de la royauté anglaise. Les plus riches après le lord-lieutenant sont juges de paix, c'est-à-dire les premiers et presque les seuls magistrats administratifs et judiciaires, les représentants de l'autorité publique. En France, les fonctionnaires presque tous étrangers au département qu'ils administrent, ne tiennent par aucun lien aux intérêts locaux. En Angleterre, ce sont les propriétaires eux-mêmes qui sont fonctionnaires dans leur pays, et quoique la couronne les nomme en apparence, ils sont fonctionnaires par ce seul fait qu'ils sont propriétaires. Il n'y a peut-être pas d'exemple qu'une commission de juge de paix ait été refusée à un propriétaire riche et considéré.

On comprend quelle importance une pareille organisation donne à la résidence. En France, quand un propriétaire a l'ambition de jouer un rôle, il faut qu'il quitte sa terre et son manoir; en Angleterre, îl faut qu'il y reste. Aussi, dans ce pays de commerce et d'industrie, tout tend vers la propriété rurale; quiconque a fait fortune achète une terre; quiconque travaille à s'enrichir n'aspire qu'à suivre un jour le même chemin. Le préjugé va si loin sous ce rapport, que, quand on a eu le malheur de naître à la ville, on le cache tant qu'on peut; tout le monde veut être né à la campagne, parce que la vie de campagne est la marque d'une origine aristocratique, et quand on n'y est pas né, on veut au moins y mourir, pour transmettre à ses enfants le noble baptême.

Lisez la liste des membres de la chambre des lords dans les publications officielles: ce n'est jamais leur adresse à Londres qui suit l'indication de leur nom, mais leur résidence à la campagne. Le duc de Norfolk est porté comme résidant à Arundel-Castle, dans le comté de Sussex; le duc de Devonshire, à Chatsworth-Palace, dans le comté de Derby; le duc de Portland, à WelbeckAbbey, dans le comté de Nottingham, et ainsi de suite. Chaque Anglais connaît au moins de nom ces habitations seigneuriales aussi illustres que les noms mêmes des grandes familles qui les possèdent. Outre la magnificence qu'y déploient leurs propriétaires, quelques-unes d'entre elles ont une origine qui se rattache à la gloire nationale. Le nom du duc de Marlborough est inséparable de celui de Blenheim, magnifique château donné par l'Angleterre au vainqueur de Louis XIV, et une même origine associe le manoir de Strathfieldsaye au souvenir des victoires du duc de Wellington.

Il en est des membres des communes comme des lords. Quiconque possède une habitation rurale ne manque pas de l'indiquer comme sa résidence habituelle. Personne n'ignorait le nom de la maison de campagne de sir Robert Peel, Drayton-Manor. L'apparence est ici parfaitement d'accord avec la réalité. Les membres des deux chambres n'ont guère à Londres qu'un pied à terre, où ils ne viennent que pour la saison du parlement. Ils passent le reste de leur temps à la campagne ou en voyage. C'est pour la campagne que chacun réserve son luxe; c'est là surtout qu'on se visite, qu'on se donne des fêtes, des rendez-vous de plaisir.

La littérature nationale, expression des mœurs et des habitudes, porte partout les traces de ce trait distinctif du génie anglais. L'Angleterre est le pays de la poésie descriptive; presque tous ses poëtes ont vécu aux champs et ont chanté les champs. Même au temps où la poésie anglaise essayait de se modeler sur la nôtre, Pope célébrait la forêt de Windsor et écrivait des pastorales; si son style était peu rural, ses sujets l'étaient. Avant lui, Spencer et Shakspeare avaient eu des élans admirables de poésie champêtre; le chant de l'alouette et du rossignol retentit encore, après des siècles, dans les ravissants adieux de Juliette à Roméo. Milton, le sectaire Milton, a consacré ses plus beaux vers à la peinture du premier jardin, et au milieu des révolutions et des affaires, ses rêves le portaient vers la campagne idéale du Paradis perdu.

Mais c'est surtout après la révolution de 1688, quand l'Angleterre, devenue libre, peut être tout à fait elle même, que l'amour de la vie rurale pénètre profondé– ment ses écrivains. Alors paraissent Gray et Thompson. Le premier dans ses élégies célebres et entre autres dans le Cimetière de Campagne, le second dans son poëme des Saisons, font résonner avec délices cette corde favorite de la lyre britannique. Les Saisons abondent en descriptions admirables; il suffit de citer la fenaison, la moisson, la tonte des moutons, qui était déjà une grande affaire pour l'Angleterre au temps de Thompson, et parmi les plaisirs de la campagne, la pêche de la truite. Les membres actuels du club des pêcheurs peuvent trouver dans ce petit tableau de genre tous les détails de leur art chéri. Partout on sent

l'impression vive et spontanée, l'enthousiasme réel et profond pour les beautés de la nature et les joies du travail. Thompson y joint cette douce exaltation religieuse qui accompagne la vie solitaire et laborieuse en présence du prodige éternel de la végétation. Son poëme entier en est imprégné, surtout dans cette éloquente conclusion où il assimile le réveil de l'âme humaine après la mort au réveil de la nature après l'hiver.

Thompson chantait ainsi les charmes et les vertus de la vie champètre vers 1730, c'est-à-dire au moment où la désertion des campagnes avait atteint en France ses dernières limites. Les grands seigneurs, attirés à la cour par Richelieu ef Louis XIV, avaient fini d'éteindre dans les orgies de la régence tout souvenir des terres paternelles. L'agriculture, exténuée par les exigences insensées du luxe de Versailles, perdait peu à peu toute âme et toute vie, et la littérature française, occupée d'autre chose, n'avait encore consacré aux cultivateurs que cette terrible page de la Bruyère qui restera comme un cri de remords du grand siècle (1): « On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de

(1) Il faut excepter la Fontaine, chez qui le sentiment champêtre

est assez vif.

« PreviousContinue »