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CHAPITRE IX.

3.8

LA VIE RURALE.

Selon moi, cette richesse agricole dérive de trois causes principales. Celle qui se présente la première, et qui peut être considérée comme le principe des deux autres, est le goût de la portion, la plus opulente et la plus influente de la nation pour la vie rurale.

Ce goût ne date pas d'hier; il remonte à toutes les origines historiques, et ne fait qu'un avec le caractère national. Saxons et Normands sont également enfants des forêts. Avec le génie de l'indépendance individuelle, les races barbares dont le mélange a formé la nation anglaise avaient toutes l'instinct de la vie solitaire. Les peuples latins suivent d'autres idées et d'autres habitudes partout où l'influence du génie romain s'est conservée, en Italie, en Espagne, et jusqu'à un certain point en France, les villes l'ont de bonne heure emporté sur les campagnes. Les campagnes romaines avaient été abandonnées aux esclaves; tout ce qui aspirait à quelque distinction affluait vers la ville. Le nom seul de campagnard, villicus, était un terme de mépris, et le nom de la ville se confondait avec celui de

l'élégance et de la politesse, urbanitas. Dans les sociétés néo-latines, ces préjugés ont survécu. De nos jours encore, la campagne est pour nous, et encore plus pour les Italiens et les Espagnols, une sorte d'exil. C'est à la ville que tous veulent vivre; c'est là que sont les plaisirs de l'esprit, les belles manières, la vie en commun, les moyens de faire fortune. Chez les peuples germains, et surtout en Angleterre, ce sont les mœurs contraires qui règnent l'Anglais est moins sociable que le Français ; il a toujours en lui quelque chose des sauvages dont il est descendu; il répugne à s'enfermer dans les murs des villes, et le grand air est son élément naturel.

Quand les peuplades barbares tombèrent de tous côtés sur l'empire romain, elles se répandirent dans les campagnes, où chaque chef, presque chaque soldat, essayä de se fortifier à part. De cette disposition universelle naquit le régime féodal, et il n'est pas de pays qui ait reçu plus fortement que l'Angleterre l'empreinte de ce régime. Le premier soin des conquérants fut de s'assurer de grandes étendues de terres où ils pussent vivre sans contrainte, comme dans leurs forêts natales, ajoutant aux plaisirs de la chasse l'abondance des biens que donne la culture. Les rois barbares ne se distinguaient de leurs vassaux que par l'étendue de leurs domaines. Même en France, les rois des deux premières races n'étaient que de grands propriétaires, vivant dans de vastes fermes, aussi fiers du nombre de leur bétail et de la quantité de leurs récoltes que de la foule des hommes d'armes qui marchaient à leur voix. Le plus grand de tous, Charlemagne, n'a pas été moins remarquable

comme administrateur de ses propriétés rurales que comme chef d'un immense empire.

En Angleterre, cette tendance, commune à toutes les races du Nord, se donna d'autant plus carrière, que le pays était moins peuplé, moins civilisé, moins modifié par la domination romaine. Comme il n'y avait pas de populations savantes et lettrées qui pussent lutter en faveur de la vie policée, comme les villes bretonnes n'étaient que des villages pauvres qui n'offraient rien à piller, la possession des campagnes fut seule enviée. Ces peuplades n'avaient que le sol pour tout bien, et ne pouvaient lutter que pour l'usage du sol. « Non, chantaient les poètes cambriens en se réfugiant dans les montagnes galloises contre les attaques des Saxons, nous ne céderons jamais à nos ennemis les terres fertiles qu'arrose la Wye. » A leur tour, c'est pour la défense de leurs terres que les Saxons combattirent contre les Normands, et le premier effet de la grande conquête du xre siècle fut le partage des terres des vaincus entre les vainqueurs.

L'importance exclusive attachée par les Normands à la propriété du sol se révèle par ce monument extraordinaire du génie des conquérants, qui est resté unique, propre à l'Angleterre, et qui a exercé une si grande influence sur le développement ultérieur de ce pays. Je veux parler du relevé général des propriétés exécuté, vers 1080, par ordre de Guillaume, et qui a reçu des Saxons dépossédés le nom de livre du dernier jugement (Domesday-Book), parce qu'il consacrait définitivement l'expropriation à peu près universelle de leur race. Ce

livre, conservé jusqu'à nos jours à l'échiquier, est devenu le point de départ de la propriété foncière anglaise; aujourd'hui encore il n'y a de propriété absolue,véritablement légale, que celle qui peut remonter incontestablement à cette souche commune. Aucune nation ne peut se vanter de posséder un cadastre aussi ancien, aussi détaillé, aussi authentique.

Quinze ans environ s'étaient écoulés depuis la bataille d'Hastings, quand le Domesday-Book fut entrepris. Les nouveaux propriétaires s'étaient depuis plusieurs années établis sur leurs domaines, la plupart d'entre eux s'occupaient déjà d'agriculture. Ils élevaient en grand nombre des chevaux et du bétail; multùm agriculturæ deditus, dit la vieille chronique en parlant de l'un d'eux, ac in jumentorum et pecorum multitudine plurimùm delectatus. Le travail ordonné par le roi avait pour but, non-seulement de recueillir les noms des possesseurs, mais de faire connaître avec détail le nombre des mesures de terre ou hydes, comme on les appelait alors, la quantité des animaux domestiques et des charrues, etc. L'enquête dura six ans, et constata un développement agricole assez avancé. Elle comprit tous les pays véritablement soumis à la domination normande, c'est-à-dire l'Angleterre entière jusqu'au-delà d'York. Les montagnes du Northumberland furent scules exceptées.

Toute l'histoire d'Angleterre au moyen-âge est remplie des luttes des barons pour s'assurer la possession de leurs terres, contestée par la couronne. Une première fois, en 1101, ils obtiennent de Henri Ier un édit ainsi

conçu: «Je concède en don propre à tous les chevaliers qui se défendent par le casque et l'épée la possession .sans redevances des terres cultivées par leurs charrues seigneuriales, afin qu'ils se munissent d'armes et de chevaux pour notre service et la défense du royaume. » Un siècle après, en 1215, ils profitent de la faiblesse du roi Jean pour lui arracher la grande charte, qui confirme leur droit de propriété et leur donne le moyen de le défendre dans des assemblées souveraines. Forcés de s'appuyer, pour vaincre la résistance des rois, sur la population tout entière, ils avaient dû stipuler en même temps quelques droits en faveur des communes, et c'est ainsi que l'origine de la liberté politique s'est confondue en Angleterre avec la consécration de la propriété féodale.

Depuis le roi Jean jusqu'à nos jours, c'est toujours dans les campagnes que se trouve la nation véritable, la nation armée; les villes ne sont rien. Les rois euxmêmes, cédant à l'esprit national, cherchent moins qu'ailleurs à diminuer la puissance des seigneurs féodaux. Quand Henri VIII supprime les couvents, il se croit obligé, malgré l'autorité absolue dont il jouit, de distribuer entre les nobles une partie des dépouilles des moines. C'est de là que tirent leur origine les immenses propriétés de quelques maisons. Quand sa fille Elisabeth voit les mêmes nobles sortir de leurs châteaux pour affluer à sa cour, elle les engage elle-même à revenir dans leurs terres, où ils auront plus d'importance: « Voyez, leur dit-elle, ces vaisseaux accumulés dans le port de Londres; ils y sont sans majesté, sans utilité, les voiles

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