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que nos cultivateurs tondent, comme ils le disent euxmêmes, sur un œuf, et considèrent ce qui est épargné comme le premier gagné, c'est à qui mettra en Angleterre le plus d'argent sur le sol. Cette confiance tient bien par quelque chose à la grande culture. C'est surtout par la grande culture que les dépenses considérables ont commencé, c'est elle qui donne tous les jours les plus frappants exemples de l'esprit d'industrie appliqué à l'exploitation du sol; mais la moyenne et la petite la suivent de près. Le petit fermier qui n'a que quelques milliers de francs pour patrimoine n'hésite pas plus que le grand capitaliste qui en a dix fois, cent fois davantage. Les uns et les autres se lancent en même temps, et le plus souvent sur la foi d'un simple bail annuel, dans des dépenses qui paraîtraient énormes chez nous et que des propriétaires seuls voudraient entreprendre; quand on demande de longs baux, c'est pour pouvoir se livrer avec plus de sécurité à ces avances toujours croissantes.

On attribue généralement à la grande culture le remplacement des boeufs par les chevaux et des bras par les machines pour le travail des champs. Il en est de même des grands achats d'engrais et d'amendements, des dépenses pour l'établissement et l'entretien des chemins et des clôtures, des travaux de nivellement, de défoncement, d'assainissement, d'irrigation, etc. Nouvelle confusion. L'usage de ces procédés perfectionnés, c'està-dire l'emploi intelligent du capital, est un signe de culture riche et éclairée plutôt que de grande culture. Petits et moyens fermiers en comprennent les avantages

tout aussi bien que les grands, soit en Angleterre, soit partout où la culture est aussi avancée; on ne les voit méconnus que par les cultivateurs pauvres et ignorants. Or, si la culture anglaise est riche, elle n'est pas moins éclairée et habile.

Les fermiers anglais, même les plus petits, ont toute sorte de moyens de se tenir au courant des moindres progrès qui se font dans leur art. Ils mettent volontiers. leurs enfants en apprentissage chez ceux d'entre eux qui se distinguent par une habileté particulière, et ils ne craignent pas de payer pour eux des pensions qui feraient reculer les nôtres bien loin. Ils tiennent de fréquents meetings où ils se communiquent mutuellement le résultat de leurs réflexions et de leurs expériences. Ces concours d'animaux et de charrues, que le gouvernement est obligé d'instituer et de défrayer en France, sont établis depuis longtemps sur une foule de points du royaume-uni au moyen de souscriptions particulières. Les plus grands seigneurs, à commencer par les princes du sang et par le mari même de la reine, tiennent à honneur de présider ces concours et ces assemblées agricoles, de prendre part aux discussions et de disputer les prix. Une foule de journaux spéciaux en rendent compte, les grands journaux eux-mêmes enregistrent avec soin toutes les nouvelles qui peuvent intéresser la première des industries. Pas plus que la pauvreté, l'ignorance n'est considérée dans ce pays-là comme l'attribut essentiel de la profession agricole.

Outre les sociétés locales formées depuis longtemps sur tous les points de l'Angleterre, il existe depuis 1835,

une société centrale d'agriculture, qui a reçu le titre fort peu prodigué de Société royale. Bien qu'elle ne reçoive aucun secours du gouvernement, elle dispose de sommes considérables qu'elle doit à des souscriptions volontaires. Elle se compose de membres à vie et de souscripteurs annuels, et couvre de ses ramifications tout le sol du royaume. Parmi ses membres à vie figure presque toute l'aristocratie de l'Angleterre et la fleur des country-gentlemen; les souscripteurs annuels se recrutent parmi les petits propriétaires et les simples fermiers. Elle ne compte pas moins de 5,000 membres pour la seule Angleterre, car l'Écosse et l'Irlande ont leurs sociétés particulières, dont 1,000 environ à vie et 4,000 annuels. Le taux le plus commun de la souscription annuelle est d'une livre st. ou 25 fr., celui de la souscription à vie est de 10 livres et pour ce qu'on appelle les gouverneurs de 50.

Avec ces ressources, accrues par quelques accessoires, la société royale jouit d'un revenu annuel de 10,000 livres sterl. ou 250,000 fr. Elle s'en sert pour activer les progrès de l'agriculture nationale; elle tient des séances hebdomadaires où se discutent des questions agricoles à l'ordre du jour, elle publie un recueil excellent où sont réunis les mémoires qui lui paraissent dignes de l'impression; elle paie des professeurs pour enseigner les sciences appliquées à l'agriculture, et entr'autres, un chimiste spécialement chargé des analyses de terres et d'engrais qui lui sont demandées; elle ouvre chaque année, et c'est là le but principal de sa fondation, un grand concours de bestiaux et de ma

chines aratoires, où elle convoque toute l'Angleterre. Cette société exerce par tous ces moyens, une puissante et utile influence.

En France, la culture n'est pas une industrie à proprement parler, on y compte peu de fermiers, et la plupart de nos cultivateurs, qu'ils soient propriétaires, fermiers ou métayers, n'ont qu'un capital insuffisant. Voilà nos vrais maux. On peut, avec quelque apparence de raison, en accuser la petite propriété. Un cultivateur qui possède quelque chose, aime mieux en général, chez nous, être propriétaire que fermier. Le contraire arrive en Angleterre. Il y avait autrefois beaucoup de petits propriétaires dans ce pays; ils formaient une classe importante dans l'Etat; on les appelait les yeomen, pour les distinguer des gentilshommes campagnards, qu'on appelait des squires. Ces yeomen ont disparu à peu près complétement, et il faut bien se garder de croire qu'une révolution violente les ait détruits. Ils se sont transformés volontairement, un à un, sans que le moment précis de leur disparition puisse être indiqué nulle part. Ils ont vendu leurs biens pour se faire fermiers, parce qu'ils ont trouvé qu'ils y avaient plus d'avantages, et comme ils ont presque tous réussi, la plupart de ceux qui survivent ne tarderont probableà faire de même.

ment pas

Pourquoi beaucoup de nos petits propriétaires ne prennent-ils pas le même parti? C'est qu'ils n'y ont pas encore un intérêt immédiat. Les yeomen anglais ont, eux aussi, attendu longtemps avant de se décider. Cette transformation a besoin de circonstances favorables qui

ne sont pas encore présentées, et il ne suffit pas de désirer les révolutions agricoles pour les accomplir. Aussi bien c'est moins l'extension du bail à ferme proprement dit que celle du capital d'exploitation qui est désirable parmi nous. La supériorité du bail à ferme n'est sensible que dans le cas où les propriétaires qui cultivent par eux-mêmes n'ont pas un capital suffisant. Là où la culture est une profession pour les propriétaires et où ils possèdent tout ce qu'il leur faut, leur action vaut bien celle des fermiers : ils ont un intérêt direct, permanent, héréditaire, à l'amélioration du sol. Seulement ils ont besoin d'un double capital qui se rencontre rarement, un premier comme propriétaires, et un second comme cultivateurs. Quand cette double condition est remplie, et qu'elle vient se joindre à l'expérience traditionnelle, à l'activité qu'excitent l'esprit de famille et ce qu'on a justement appelé le démon de la propriété, il n'y a pas de mode d'exploitation qui puisse lutter contre celui-là, en même temps quil n'y a pas pour un état de classe d'hommes plus morale et mieux trempée, ce qui n'est pas à dédaigner.

Tout est donc dans ces deux mots : le capital et l'habileté. La grande culture sans habileté et sans capital vaut moins que la petite avec l'un et l'autre, et réciproquement. Il peut y avoir des cas où le capital et l'habileté se rencontrent surtout avec la grande culture, et d'autres où ils se rencontrent surtout avec la petite. Ces différences doivent décider.

Il viendra certainement un moment où bon nombre de petits et de moyens propriétaires français compren

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