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de préjugés qui n'ont rien de commun avec l'économie rurale. Si jamais il doit être question en France de donner au père de famille plus de latitude dans ses dispositions testamentaires, ou de faciliter l'indivision des immeubles dans les successions ab intestat, on fera bien de ne pas y mêler des considérations sur la grande propriété, qui ne sont d'aucune application. Ce n'est pas la loi qui a réduit en France la grande propriété, c'est la révolution, et non-seulement tout retour artificiel en arrière est impossible, mais, avec le cours qu'ont pris les choses, il serait fort douteux qu'il fût utile.

CHAPITRE VIII.

CONSTITUTION DE LA CULTURE.

La seconde cause qu'on donne généralement à la prospérité agricole de l'Angleterre, c'est la grande culture. Cette cause a, comme la première, quelque réalité; mais là encore il y a dans les esprits beaucoup d'exagérations.

Le sol britannique n'est pas plus partagé en fermes immenses qu'en immenses propriétés. Il y a sans doute de très-grandes exploitations, comme il y a de trèsgrands domaines; mais ce n'est pas la majorité. On y trouve en même temps une foule de fermes plus que modestes, qui passeraient pour telles en France même, le nombre des petits tenanciers y est infiniment plus grand que celui des petits propriétaires. On ne compte pas moins de 200,000 fermiers dans la seule Angleterre, ce qui donne un moyenne de 60 hectares par ferme. Dans certaines parties, comme les plateaux de Wilts, de Dorset, de Lincoln et d'York, les fermes de plusieurs centaines et même de plusieurs milliers d'hectares ne sont pas rares; mais dans certaines autres, comme les districts manufacturiers en général, celles de

10 à 12 hectares sont les plus communes. Dans le comté de Chester, on en trouve beaucoup au-dessous de 10 acres ou 4 hectares. Sur ces 200,000 fermiers, la moitié environ cultivent par leurs bras et ceux de leur famille. En Écosse, le nombre des fermiers dépasse 50,000, et en Irlande, 700,000.

Nous avons en France l'équivalent de l'Irlande dans nos cinq ou six millions de petites exploitations au-dessous de 7 ou 8 hectares, mais nous avons en même temps l'équivalent de la Grande-Bretagne dans les quatre ou cinq cent mille qui ont une étendue moyenne de 50 à 60. Les fermes de plusieurs centaines d'hectares ne sont pas chez nous tout à fait sans exemple; on en trouve notamment dans les environs de Paris qui présentent le plus beau et le plus complet spécimen de la grande culture. Il ne nous manque que ces fermes immenses peu nombreuses en Angleterre, qui ne se rencontrent que dans les parties les plus stériles, comme les déserts de la Haute-Écosse ou les plateaux crayeux du sud, uniquement bons à servir de pâturages à moutons. Ce n'est donc pas précisément par l'étendue des fermes que la culture anglaise l'emporte sur la nôtre : le rapprochement est même plus grand sous ce rapport que sous celui de la propriété.

La véritable supériorité de cette constitution agricole, au moins pour la Grande-Bretagne, car l'Irlande demande à être examinée à part, se manifeste par deux signes principaux : 1° l'usage à peu près universel du bail à ferme, qui fait de l'agriculture une industrie spéciale; 2° la quantité de capital que possèdent les fer

miers et qu'ils ne craignent pas d'engager dans la cul

ture.

Les avantages du bail à ferme sur les autres modes d'exploitation du sol, et en particulier sur le métayage, se font sentir dans les parties de la France où il est usité. C'est le grand principe de la division du travail appliqué à l'agriculture. Une classe particulière d'hommes voués de bonne heure au métier des champs, et y consacrant leur vie entière, se forme par là. Ces hommes ne sont pas précisément des ouvriers; ils sont plus aisés, plus éclairés, ils portent le poids d'une responsabilité plus grande. Pour eux, la culture est une profession, avec toutes les chances de perte et de gain, et si les chances de perte sont suffisantes pour tenir leur attention éveillée, les chances de gain suffisent aussi pour exciter leur émulation. L'Angleterre est pleine de fortunes faites dans la culture; ces exemples font de cette carrière une des plus recherchées pour le profit en même temps qu'elle est une des plus agréables, des plus honorées, des plus saines pour l'esprit et pour le corps.

Les partisans exclusifs de la grande propriété ont prétendu qu'elle était la cause déterminante du bail à ferme; c'est une erreur. Le bail à ferme ne se trouve pas partout où est la grande propriété, et il se rencontre où elle n'est pas. En Russie, en Espagne, en Hongrie, il y a de grands propriétaires qui ont des métayers, des paysans de corvée, et point de fermiers; en France, dans les départements qui avoisinent Paris, c'est la propriété moyenne qui domine, et il y a des fermiers. Le bail à ferme se concilie plus aisément avec

la grande propriété qu'avec toute autre, mais il est possible avec toutes les espèces de propriété, même avec la petite.

On dit que les longs baux sont nécessaires pour faire fleurir le fermage, et que la grande propriété peut seule en faire de pareils : c'est encore une erreur. Les longs baux sont utiles sans doute, mais ils ne sont pas nécessaires. En Angleterre, ils sont à peu près inconnus, ou, pour mieux dire, il arrive assez souvent qu'on n'ait pas de bail du tout. Les trois quarts des fermiers sont ce qu'on appelle at will, à volonté, c'est-à-dire que de part et d'autre on peut se quitter en se prévenant six mois d'avance. Je ne dis pas que ce soit là le meilleur contrat, je sais qu'il n'est praticable que dans certains cas, je sais même que dans ce moment-ci la tendance. est en Angleterre à faire des baux et de longs baux; mais je dis, ce qui ne saurait être contesté, que la prospérité agricole de ce pays a été obtenue avec des fermiers qui n'avaient pour la plupart que des baux annuels.

On sait déjà quel est le capital dont ces fermiers disposent. On évaluait en Angleterre, avant 1848, à 8 liv. sterl. par acre ou 500 fr. par hectare le capital nécessaire à un bon fermier. Beaucoup sans doute n'en avaient pas autant, mais quelques-uns en avaient davantage. Tous font des avances à la terre avec une confiance absolue. Dans ce pays où l'industrie et le commerce sollicitent de tous côtés les capitaux et leur promettent une brillante rémunération, il en est un grand nombre qui aiment mieux se porter sur l'agriculture. Pendant

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