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partie du sol anglais; cette action est-elle aussi féconde que l'ont cru quelques publicistes? tout ce qui n'est pas elle est-il aussi nuisible qu'ils l'ont affirmé? Voilà la question.

Nous avons vu que dans le Royaume-Uni il y a en quelque sorte deux catégories de propriétés : les grandes et les moyennes. Les grandes ne s'étendant que sur un tiers du sol, et une portion de ce tiers étant divisée en petites fermes, il s'ensuit que l'action de la grande propriété ne se fait sentir que sur un quart environ. Ce quart est-il le mieux cultivé? Je ne le crois pas. Les terres immenses de l'aristocratie britannique se trouvent principalement dans les régions les moins fertiles. Le plus grand propriétaire foncier de la GrandeBretagne, le duc de Sutherland, possède d'un seul bloc près de 300,000 hectares de terre dans le nord de l'Écosse, mais ces terres valent 100 francs l'hectare; un autre grand seigneur, le marquis de Breadalbane, possède dans une autre partie du même pays presque autant de terres qui ne valent guère mieux. En Angleterre, les vastes propriétés du duc de Northumberland sont situées en grande partie dans le comté de ce nom, un des plus montueux et des moins productifs; celles du duc de Devonshire, dans le comté de Derby, et ainsi de suite. C'est surtout dans de pareils terrains que la grande propriété est à sa place; elle seule peut y produire de bons effets.

Les parties les plus riches du sol britannique, les comtés de Lancaster, de Leicester, de Worcester, de Warwick, de Lincoln, sont un mélange de grandes et

de moyennes propriétés. Dans un des plus riches, même au point de vue agricole, celui de Lancaster, c'est la moyenne et presque la petite propriété qui dominent. En somme, on peut affirmer, surtout si l'on fait entrer l'Irlande dans le calcul, que les terres les mieux cultivées des trois royaumes ne sont pas celles qui appartiennent aux plus grands propriétaires. Il y a sans doute des exceptions éclatantes, mais telle est la règle.

On peut même trouver, non pas précisément en Angleterre, mais dans une possession anglaise, l'île de Jersey et ses annexes, un pays où fleurit exclusivement la petite propriété. Les lois normandes sur la succession, qui prescrivent le partage égal des terres entre les enfants, n'ont pas cessé d'y être en vigueur. « L'effet inévitable de cette loi, dit David Low, agissant depuis plus de neuf cents ans dans les étroites limites de cette petite île, a été de réduire tout le sol du pays en petites possessions. A peine pourrait-on trouver dans l'île entière une seule propriété de 40 acres (16 hectares); beaucoup varient de 5 à 15, et le plus grand nombre a moins de 15 acres (6 hectares). » L'agriculture en est-elle plus pauvre? Non assurément. La terre ainsi divisée est cultivée comme un jardin; elle est affermée en moyenne de 4 à 5 livres sterling par acre (de 250 à 300 fr. par hectare), et, dans les environs de Saint-Hélier, jusqu'à 8 et 12 livres (de 500 à 750 fr. par hectare). Malgré ces fermages énormes, les cultivateurs vivent dans une abondance modeste sur des étendues qui seraient insuffisantes partout ailleurs pour faire subsister le laboureur le plus pauvre.

En France, il y a aussi deux catégories de propriétés, les moyennes et les petites. Les pays où la culture est le plus avancée sont en général ceux où dominent les petites. Tels sont les départements du Nord et du BasRhin, et presque tous les cantons riches des autres départements. C'est par la division des propriétés que le progrès se manifeste habituellement chez nous. Ainsi le veut le génie national. Le même fait se reproduit dans d'autres pays, en Belgique, dans l'Allemagne rhénane, dans la Haute- Italie, et jusqu'en Norvége.

Partout ailleurs qu'en Angleterre, c'est-à-dire en Espagne, en Allemagne, les très-grandes propriétés ont fait plus de mal que de bien à l'agriculture. Le seigneur féodal vit loin de ses domaines; il ne les connaît que par les revenus qu'il en retire, et qui, avant d'arriver jusqu'à lui, passent par les mains d'une foule de domestiques et d'intendants, plus occupés de leurs propres affaires que de celles du maître. La terre, dépouillée sans relâche par des mains avides, ne recevant jamais les regards qui pourraient la féconder, abandonnée à des tenanciers aussi pauvres qu'ignorants, languit dans l'inculture, ou ne donne que les maigres produits qu'elle ne peut s'empêcher de livrer. En Angleterre, il n'en est pas tout à fait ainsi; beaucoup de grands seigneurs tiennent à honneur de gérer euxmêmes leurs domaines, et de consacrer à l'amélioration du sol la plus grande partie de ce qu'ils en retirent; mais le vice essentiel des très-grandes propriétés n'est pas absolument détruit, et pour ceux qui remplissent

admirablement leur devoir de landlord, combien en est-il qui négligent leur héritage!

Est-il donc à propos, comme on l'a fait, de vanter exclusivement la grande propriété, de vouloir la transporter partout, et de proscrire la petite! Évidemment non. En ne considérant la question qu'au point de vue agricole, le seul qui doive nous occuper ici, les résultats généraux plaident beaucoup plus en faveur de la petite propriété que de la grande. Ce n'est pas d'ailleurs chose facile que de changer artificiellement la condition de la propriété dans un pays. Cette condition tient à un ensemble de causes anciennes, essentielles, qu'on ne détruit pas à volonté. Attribuer à la grande propriété en Angleterre un rôle exclusif, en faire le principal et presque le seul mobile du progrès agricole, prétendre l'imposer à des nations qui la repoussent, c'est s'exposer à se donner tort quand on peut avoir raison, et poser en principe que le développement de la culture ne peut avoir lieu qu'à la condition d'une révolution sociale impossible, ce qui est heureusement faux.

Je n'en reconnais pas moins que l'état de la propriété en Angleterre est plus favorable à l'agriculture que l'état de la propriété française; je n'ai voulu combattre que l'exagération.

La question a été mal posée par suite d'une confusion. Ce qui importe à la culture, ce n'est pas que la propriété soit grande, mais qu'elle soit riche, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. La richesse est relative on peut être pauvre avec une grande propriété et riche avec une petite. Entre les mains de mille pro

priétaires qui n'ont chacun que 10 hectares et qui y dépensent 1,000 fr. par hectare, la terre sera deux fois plus productive qu'entre les mains d'un homme qui possède à lui seul 10,000 hectares et qui n'y dépense que 500 fr. Tantôt c'est la grande propriété qui est la plus riche, tantôt c'est la plus petite, tantôt c'est la moyenne; tout dépend des circonstances. La meilleure organisation de la propriété rurale est celle qui attire vers le sol le plus de capitaux, soit parce que les détenteurs sont plus riches relativement à l'étendue de terre qu'ils possèdent, soit parce qu'ils sont entraînés à y dépenser une plus grande partie de leurs revenus. Or il n'est pas douteux que, dans l'état actuel des choses, nos propriétaires français sont moins riches que les propriétaires anglais, et conséquemment moins disposés à faire des avances au sol. Les plus petits sont parmi nous ceux qui traitent le mieux la terre, et c'est une des raisons qui ont fait prendre tant de faveur à la petite propriété.

En Angleterre, au contraire, si ce n'est pas précisément la très-grande propriété, c'est la meilleure moitié de la propriété moyenne qui peut être et qui est en effet la plus généreuse envers le sol. Les terres les mieux cultivées et les plus productives sont celles dont les possesseurs jouissent en moyenne de 1,000 livres st. de revenu. Là en effet se rencontrent à la fois et le capital, qui manque trop souvent aux propriétaires inférieurs, et le goût des améliorations agricoles, l'intelligence des intérêts ruraux, qui manquent quelquefois aux trop grands propriétaires, faute de communications suffisantes avec les champs.

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