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Un autre préjugé qui repose également sur un fait vrai, mais exagéré, c'est la persuasion où l'on est que la propriété foncière ne change pas de mains en Angleterre. Si la propriété y est beaucoup moins mobile que chez nous, elle est loin d'être absolument immobilisée. Ici encore, un fait spécial a été généralisé outre mesure. Certaines terres sont frappées de substitutions ou autres droits, mais le plus grand nombre est libre. Il ne faut que parcourir les immenses colonnes d'annonces des journaux quotidiens, ou entrer un moment dans un de ces offices pour les ventes des immeubles si nombreux à Londres et dans toutes les grandes villes, pour rester convaincu de ce fait, que les propriétés rurales de 50 à 500 acres, c'est-à-dire de 20 à 200 hectares, ne sont pas rares en Angleterre, et qu'il s'en vend journellement.

Dans les journaux, ces annonces sont généralement rédigées ainsi : A vendre, une propriété de tant d'acres d'étendue, louée à un fermier solide, substantial, avec une résidence élégante et confortable, un bon ruisseau à truites, une belle chasse, des jardins potagers et d'agrément, à proximité d'un chemin de fer et d'une ville, dans un pays pittoresque, etc. Dans les offices, on vous montre, en outre, un plan de la terre et une vue peinte assez bien faite de la maison et de ses alentours. C'est toujours un joli bâtiment presque neuf, parfaitement entretenu, avec des ornements extérieurs d'assez mauvais goût, mais d'une disposition intérieure simple et commode, au milieu d'une pelouse plus ou moins grande, avec des bouquets d'arbres à droite et à gauche,

et quelques vaches qui paissent sur le premier plan. Il y a deux cent mille résidences de ce genre réparties sur la verte surface des îles britanniques.

Malgré le goût très-vif des Anglais pour la possession de la terre, qui les porte tous à devenir landlords dès qu'ils le peuvent, le prix des propriétés rurales n'est pas plus élevé qu'en France proportionnellement au revenu. On achète généralement à raison de trente fois la rente, c'est-à-dire sur le pied d'environ 3 p. 100. Dès qu'un homme un peu enrichi dans les affaires a quelques milliers de livres sterling à mettre dans une maison de campagne, dix domaines d'une valeur de 100,000 fr. à 1 million se disputent son choix. Dans un pays où l'hectare de terre vaut en moyenne 2,500 francs, il ne faut pas plus de 20 hectares pour constituer une propriété de 100,000 francs, il n'en faut pas plus de 300 pour valoir 1 million, en y comprenant la valeur de l'habitation et de ses dépendances.

Assurément la terre est, en France, beaucoup plus divisée tout le monde connaît le chiffre célèbre des onze millions et demi de cotes foncières qui semble indiquer le même nombre de propriétaires; mais tout le monde sait aussi maintenant, depuis les recherches de M. Passy, à quel point ce chiffre est trompeur. Nonseulement il arrive souvent qu'un seul contribuable paie plusieurs cotes, ce qui suffit déjà pour mettre une incertitude à la place d'un fait en apparence si positif; mais les propriétés bâties des villes figurent au nombre des recensées, ce qui réduit le nombre réel des propriétés rurales à 5 ou 6 millions au plus.

Le taux des cotes a bien aussi sa valeur, et de même qu'il faut écarter en Angleterre, pour connaître l'état le plus général de la propriété, ces vastes possessions de quelques grands seigneurs qui font illusion pour le reste, de même il faut, en France, réduire à leur rôle véritable celte multitude de petits propriétaires qui abaisse tant la moyenne. Sur onze millions et demi de cotes, cinq millions et demi sont au-dessous de 5 francs, deux millions sont de 5 à 10 francs, trois millions de 10 à 50 fr., six cent mille de 50 à 100, cinq cent mille seulement sont au-dessous de 100 francs; c'est dans ce demi-million que réside la propriété de la plus grande partie du sol. Les onze miilions de cotes au-dessous de 100 fr. peuvent s'appliquer à un tiers environ de la surface totale, ou 18 millions d'hectares; les deux autres tiers, ou 32 millions d'hectares, appartiennent à quatre cent mille propriétaires, déduction faite de ceux qui ne sont qu'urbains, ce qui donne une moyenne de 80 hectares par propriété.

Ainsi, en retranchant d'une part les très-grandes propriétés et de l'autre les très-petites, qui occupent dans les deux pays un tiers environ du sol, la moyenne serait en France, pour les deux autres tiers, égale en étendue à la moyenne anglaise. Cette égalité apparente cache une disproportion, en ce que le revenu est, à surface égale, bien plus élevé en Angleterre que chez nous ; mais, tout compte fait, la différence réelle n'est pas ce qu'on suppose. y a en France environ 100,000 propriétaires ruraux qui paient au delà de 300 francs de contributions directes, et dont les fortunes sont égales,

en moyenne, à celle de la masse des propriétaires an- ! glais; 50,000 d'entre eux paient 500 francs et au-dessus. Des terres de 500, 1,000, 2,000 hectares se rencontrent encore assez souvent, et les fortunes territoriales: de 25 à 100,000 fr. de rente et au delà ne sont pas tout à fait inconnues. On peut trouver environ un millier de propriétaires par département qui rivalisent, pour l'é-; tendue de leurs domaines, avec la seconde couche des landlords anglais, celle qui est de beaucoup la plus nombreuse. Ce qui est vrai, c'est que nous en avons proportionnellement moins que nos voisins, et qu'à côté des châteaux de notre gentry, fourmille l'armée des petits propriétaires, tandis que la gentry anglaise a derrière elle les immenses fiefs de l'aristocratie. Dans cette mésure, mais dans cette mesure seulement, il est exact de›› dire que la propriété est plus concentrée en Angleterre qu'en France.

Cette concentration est favorisée par la loi de succession, qui, à défaut de testament, fait passer les immeu-» bles du père de famille sur la tête du fils aîné, tandis. qu'en France les immeubles se divisent également entre les enfants; mais l'application de ces deux législations, si opposées en principe, n'a pas dans la pratique des effets aussi contraires. Le père de famille peut, dans les deux pays, changer par sa dernière volonté les dispositions de la loi, et il profite quelquefois de cette liberté ; d'autres causes plus puissantes et plus générales agissent aussi. En France, les mariages refont en partie par la dot des filles ce que la loi de succession défait; en Angleterre, si les immeubles ne sont pas partagés, les

biens meubles le sont, et dans un pays où la fortune mobilière est si considérable, cette division ne peut manquer d'exercer, par des ventes et achats, son influence sur la répartition de la propriété immobilière. Le progrès de la population, beaucoup plus rapide chez nos voisins que chez nous, est à son tour, quoi qu'on fasse, un élément de division. En fait, beaucoup de propriétés se divisent en Angleterre, et tous les jours de nouvelles résidences de campagne se construisent pour de nouveaux country-gentlemen; en même temps, beaucoup de propriétés se recomposent en France, et on a remarqué, dans le mouvement des cotes foncières, que les grosses s'accroissaient plus vite que les petites.

De même qu'on s'exagère, en général, la concentration de la propriété en Angleterre, de même on s'exagère l'influence que la grande propriété y exerce sur le développement de l'agriculture. Cette influence est réelle comme la concentration même; mais, comme elle, elle a ses limites. Qui dit grande propriété ne dit pas toujours grande culture. Les plus grandes propriétés peuvent se diviser en petites exploitations. Il importe assez peu que 10,000 hectares soient possédés par un seul, s'ils se partagent, par exemple, en 200 fermes de 50 hectares chacune. Nous verrons tout à l'heure, en traitant de la culture proprement dite, que c'est en effet ce qui arrive souvent; l'influence de la grande propriété devient alors à peu près nulle. Reconnaissons cependant qu'à prendre les choses dans leur ensemble, la grande propriété est favorable à la grande culture, et que sous ce rapport elle a une action directe sur une

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