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LETTRE DE PASCAL ET DE SA SŒUR JACQUELINE
A MADAME PERIER, LEUR SŒUR 2.

Ce 1er avril 1648.

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Nous ne savons si celle-ci sera sans fin aussi bien que les autres, mais nous savons bien que nous voudrions bien l'écrire sans fin. Nous avons ici la lettre de M. de Saint-Cyran, de la Vocation, imprimée depuis peu sans approbation ni privilége et qui a choqué beaucoup de monde. Nous la lisons; nous te l'enverrons après. Nous serons bien aise d'en savoir ton sentiment et celui de monsieur mon père. Elle est fort relevée.

Nous avons plusieurs fois commencé à t'écrire, mais j'en ai été retenu par l'exemple et par les discours ou, si tu veux, par les rebuffades que tu sais; mais après nous en être éclaircis tant que nous avons pu, je crois que s'il faut y apporter quelque circonspection, et s'il y a des occasions où l'on ne doit pas parler de ces choses, nous en sommes dispensés; car comme nous ne doutons point l'un de l'autre, et que nous sommes comme assurés mutuellement que nous n'avons dans tous ces discours que la gloire de Dieu pour objet, et presque point de communication hors de nous-mêmes, je ne vois point que

1 [er Recueil MS. du P. Guerrier, p. CIX.

2

« Ecrite de la main de mademoiselle Pascal. » (Note du P. Guerrier.)

Nous voyons, dans une lettre inédite de Jacqueline, qu'une de ses principales occupations, quand elle était avec son frère à Paris, était d'écrire pour lui. C'est pourquoi le manuscrit original de cette lettre et de la suivante est écrit de sa main; mais pour le fond comme pour le style, ces lettres sont évidemment de Pascal. Il avait alors vingt-cinq ans et Jacqueline vingt-deux.

nous puissions avoir de scrupule, tant qu'il nous donnera ces sentiments. Si nous ajoutons à ces considérations celle de l'alliance que la nature a faite entre nous, et à cette dernière celle que la grâce y a faite, je crois que, bien loin d'y trouver une défense, nous y trouverons une obligation; car je trouve que notre bonheur a été si grand d'être unis de la dernière sorte, que nous nous devons unir pour le reconnaître et pour nous en réjouir. Car il faut avouer que c'est proprement depuis ce temps (que M. de Saint-Cyran veut qu'on appelle le commencement de la vie) que nous devons nous considérer comme véritablement parents, et qu'il a plu à Dieu de nous joindre aussi bien dans son nouveau monde par l'esprit, comme il avait fait dans le terrestre par la chair.

Nous te prions qu'il n'y ait point de jour où tu ne le repasses en la mémoire, et de reconnaître souvent la conduite dont Dieu s'est servi en cette rencontre, où il ne nous a pas seulement faits frères les uns des autres, mais encore enfants d'un même père; car tu sais que mon père nous a tous prévenus et comme conçus dans ce dessein. C'est en quoi nous devons admirer que Dieu nous ait donné et la figure et la réalité de cette alliance; car, comme nous avons souvent dit entre nous, les choses corporelles ne sont qu'une image des spirituelles et Dieu a représenté les choses invisibles dans les visibles. Cette pensée est si générale et si utile, qu'on ne doit point laisser passer un espace notable de temps sans y songer avec attention. Nous avons discouru assez particulièrement du rapport de ces deux sortes de choses; c'est pourquoi nous n'en parlerons pas ici; car cela est trop long pour l'écrire et trop beau pour ne t'être pas resté

dans la mémoire, et, qui plus est, nécessaire absolument, suivant mon avis. Car, comme nos péchés nous retiennent enveloppés parmi les choses corporelles et terrestres, et qu'elles ne sont pas seulement la peine de nos péchés, mais encore l'occasion d'en faire de nouveaux et la cause des premiers, il faut que nous nous servions du lieu même où nous sommes tombés pour nous relever de notre chute. C'est pourquoi nous devons bien ménager l'avantage que la bonté de Dieu nous donne de nous laisser toujours devant les yeux une image des biens que nous avons perdus, et de nous environner dans la captivité même où sa justice nous a réduits, de tant d'objets qui nous servent d'une leçon continuellement présente. De sorte que nous devons nous considérer comme des criminels dans une prison toute remplie des images de leur libérateur et des instructions nécessaires pour sortir de la servitude; mais il faut avouer qu'on ne peut apercevoir ces saints caractères sans une lumière surnaturelle; car comme toutes choses parlent de Dieu à ceux qui le connaissent, et qu'elles le découvrent à tous ceux qui l'aiment, ces mêmes choses le cachent à tous ceux qui ne le connaissent pas '. Aussi l'on voit que dans les ténèbres du monde on les suit par un aveuglement brutal, que l'on s'y attache et qu'on en fait la dernière fin de ses désirs, ce qu'on ne peut faire sans sacrilège, car il n'y a que Dieu qui doive être la dernière fin, comme lui seul est le principe. Car quelque ressemblance que la nature créée ait avec son créateur, et encore que les moindres choses et les plus petites et les plus viles par

Plus tard Pascal a reproduit cette considération dans les materiaux de son grand ouvrage. (Voy. Tom. II de cette édition.)

ties du monde représentent au moins par leur unité la parfaite unité qui ne se trouve qu'en Dieu, on ne peut pas légitimement leur porter le souverain respect, parce qu'il n'y a rien de si abominable aux yeux de Dieu et des hommes que l'idolâtrie, à cause qu'on y rend à la créature l'honneur qui n'est dû qu'au créateur. L'Écriture est pleine des vengeances que Dieu a exercées sur ceux qui en ont été coupables, et le premier commandement du Décalogue, qui enferme tous les autres, défend sur toutes choses d'adorer ses images. Mais comme il est beaucoup plus jaloux de nos affections que de nos respects, il est visible qu'il n'y a point de crime qui lui soit plus injurieux ni plus détestable que d'aimer souverainement les créatures, quoiqu'elles le représentent.

C'est pourquoi ceux à qui Dieu fait connaître ces grandes vérités doivent user de ces images pour jouir de celui qu'elles représentent, et ne demeurer pas éternellement dans cet aveuglement charnel et judaïque qui fait prendre la figure pour la réalité. Et ceux que Dieu, par la régénération, a retirés gratuitement du péché (qui est le véritable néant, parce qu'il est contraire à Dieu, qui est le véritable être) pour leur donner une place dans son Église qui est son véritable temple, après les avoir retirés gratuitement du néant au point de leur création, pour leur donner une place dans l'univers, ont une double obligation de le servir et de l'honorer, puisque en tant que créatures ils doivent se tenir . dans l'ordre des créatures et ne pas profaner le lieu qu'ils remplissent, et qu'en tant que chrétiens, ils doivent sans cesse aspirer à se rendre dignes de faire partie

du corps de Jésus-Christ. Mais qu'au lieu que les créatures qui composent le monde s'acquittent de leur obligation en se tenant dans une perfection bornée, parce que la perfection du monde est aussi bornée, les enfants de Dieu ne doivent point mettre de limites à leur pureté et à leur perfection, parce qu'ils font partie d'un corps tout divin et infiniment parfait; comme on voit que Jésus-Christ ne limite point le commandement de la perfection, et qu'il nous en propose un modèle où elle se trouve infinie quand il dit: « Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait. » Aussi c'est une erreur bien préjudiciable et bien ordinaire parmi les chrétiens et parmi ceux-là même qui font profession de piété, de se persuader qu'il y ait un certain degré de perfection dans lequel on soit en assurance et qu'il ne soit pas nécessaire de passer, puisqu'il n'y en a point qui ne soit mauvais si on s'y arrête, et dont on puisse éviter de tomber qu'en montant plus haut.

LETTRE DE PASCAL ET DE SA SŒUR JACQUELINE

A MADAME PERIER, LEUR SUR '.

A Paris, ce novembre, après-midi, 1648.

Ma chère sœur,

Ta lettre nous a fait ressouvenir d'une brouillerie dont on avait perdu la mémoire, tant elle est absolument passée. Les éclaircissements un peu trop grands que nous avons procurés ont fait paraître le sujet géné

Jer Recueil MS. du P. Guerrier, p. CV.

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