Page images
PDF
EPUB

coup d'autres sentiments dont chacun est moindre, mais dont l'ensemble anime et reflète à un point de vue vrai la création. Que fera le poète lyrique alors, sous l'empire de cette faculté immense, plus calme, mais qui déborde en s'amoncelant, plus désintéressée, plus froide en apparence, mais si prompte à s'ébranler au moindre souffle et à rouvrir ses profondeurs émues? Oh! que de sons inépuisables, renaissants, perpétuels, on entendrait, on noterait, près de lui, si on l'écoutait dans ses solitudes aux automnes ou aux printemps! Que de fleurs les brises commençantes vous apporteraient sous son ombre; que de feuilles demi-mortes, les premiers aquilons! Car tout lui parle; si l'unique et brillante pensée ne tient plus son cœur, il n'est non plus indifférent à rien. L'oiseau qui passe, la voile qui blanchit, la mouche heureuse qui scintille dans le soleil, se peignent plus distincts que jamais dans ce lac de l'âme, uni à la surface, et dont les grandes douleurs ont creusé et abîmé le fond. Le chant du pâtre, les voix de la famille assise un moment dans le sillon, tout ce qui a le son de la vie, répond en lui à des places secrètes, et le provoque à dire les joies ou les douleurs des mortels. Tant de flambeaux chéris, qui pour lui ont disparu de la terre, éclairent par derrière au loin, en mille endroits indéterminés,

la scène; à chaque reflet passager, partout où il entend un bruit, un soupir, où il yoit une beauté, une grâce, il dit : C'est là. Le grand poète lyrique, à cet âge de calme et de mélancolique puissance, s'il se dérobe un instant aux obsessions des affaires et du monde pour remettre le pied dans ses solitudes, sent donc aussitôt et à chaque pas déborder en lui des chants involontaires; il les livre comme la nature fait ses germes, il ne les compte plus. Et pourtant l'art est quelque chose; la gloire a ses droits; elle parle aussi à son heure, même aux plus négligentes de ces divines natures. Le besoin de recueillir dans une œuvre définitive tant de force féconde et tant de richesses nées du cœur, se fait sentir et devient le rêve qui, comme l'ombre, s'accroît avec les années. On se dit que le chant tout seul n'est peut-être pas un monument suffisant dans la mémoire des hommes, de ceux qui n'auront pas, jeunes eux-mêmes, entendu la jeune voix du poète; on se dit qu'une harpe éolienne n'éternise pas d'assez loin un tombeau. Heureux le poète lyrique, le frère harmonieux des Coleridge et des Wordsworth, qui peut à temps, et mieux qu'eux, se ménager une œuvre d'ensemble, une œuvre (s'il est possible) qu'une lente perfection accomplisse; où ne sera pas plus de génie assurément que dans ces feuilles sibyllines éparses,

âme sacrée du poète, mais une œuvre plus commode à comprendre et à saisir des générations survenantes; - - espèce d'urne portative que la Caravane humaine, en ses marches forcées, ne laisse pas derrière, et dans laquelle eHe conserve à jamais une gloire!

Si les années en se déployant ne nuisent pas au cours d'inspiration du vrai poète lyrique, les événements, les révolutions qui déconcertent et ruinent les talents de courte haleine, le servent aussi. Il a été utile à M. de Lamartine, comme au petit nombre de talents éminents qui s'étaient liés à la cause de la restauration, que celle-ci tombât. Les barrières du champ-clos n'existant plus, ces talents ont pu, sans infidélité, aller à leur tour dans tous les champs de l'avenir, qui déjà, de bien des côtés, s'ensemençaient sans eux ; ils ont pu arriver à temps, et là, en perspectives sociales, en espérances, en images sublimes, prélever, par droit de génie, toutes les dîmes glorieuses, qu'ils ajoutent chaque jour à leurs vieilles moissons. Les génies abondants et forts sont comme ces villes populeuses qui croissent vite et qui reculent tous les dix ans leur enceinte. Hors de l'enceinte première, au pied du rempart qu'ils semblaient s'être tracé, des essais de culture nouvelle et d'art plus libre s'étendent, d'industrieux faubourgs naissent au hasard et bientôt

prennent consistance. Mais, à ce moment, le génie qui observe, noblement jaloux, se sent à l'étroit; sourcilleux vers l'avenir, il dirait presque au pouvoir suzerain duquel il a reçu trop tôt sa limite, comme certains amants héroïques dans les fers de leurs cruelles: Ah! que vous me génez! Aussi, dès qu'une occasion s'offre, il brise sa muraille, il envahit, il possède, il hâte et décore tout ce développement nouveau, il cherche à tout enserrer dans une muraille nouvelle qui soit encore marquée à sa devise et à son nom. La révolution de juillet a été une de ces occasions d'agrandissement légitime que n'ont pas laissée passer deux ou trois génies ou talents éminents; eux du moins, ils ont secoué à leur manière leurs traités de 1815, et ils ont bien fait.

M. de Lamartine est un de ces génies. En politique, en pensées sociales, comme il dit, en religion, en poésie même à proprement parler, il a vu évidemment avec ardeur son horizon s'agrandir, et son œil a joué plus à l'aise, tout cadre factice étant tombé. Ses derniers écrits, discours ou chants, attestent cette aspiration nouvelle, quoique ses Harmonies, publiées avant juillet 1830, en puissent également offrir bien des témoignages, et quoique ce développement semble chez lui, comme tout ce qui émane de de sa nature heureuse, une inspiration facile,

immédiate, une expansion sans secousse, qu'un effort impatient et une conquête.

plutôt

La grande épopée qu'il prépare, et dont nous possédons déjà mieux que des promesses, ne peut que gagner à ces mouvements d'un si noble esprit. Désormais, on le voit, ce n'est plus par le côté des perspectives, ni par aucune restriction de coup d'œil, qu'elle aurait chance de manquer. Le mot même, si illimité, d'épopée humanitaire, a été prononcé dans sa préface récente par le poète. C'est à lui, doué plus qu'aucun du don divin, de savoir et de vouloir enclore dans la forme durable ces grandes idées dégagées, de faire qu'elles vivent aux yeux, et qu'elles se terminent par des contours, et qu'elles se composent dans des ensembles, qu'avoue l'éternelle Beauté. Mais tenons-nous-en au gage le plus sûr, tenons-nous à ce que nous possédons.

On n'a à s'inquiéter en rien de la manière dont Jocelyn se rattache, comme épisode, au grand poëme annoncé. Le prologue et l'épilogue font une bordure qui découpe l'épisode dans le tout, et nous l'offre en tableau complet; c'est comme tel que nous le jugerons. Jocelyn est un enfant des champs et du hameau; malgré ce nom breton de rare et fine race, je ne le crois pas né en Bretagne; il serait plutôt de Touraine, de quelqu'un de ces jolis hameaux voisins de la

« PreviousContinue »