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tude de la religion, et à la place de preuves le calcul des probabilités ; la substitution de la religion-machine à la religion en esprit et en vérité. Vous remarquerez aussi que Pascal, l'adversaire mortel des jésuites, aboutit à la même conclusion qu'eux. Remplacer la certitude par la probabilité, s'adresser à l'intérêt, au lieu de s'adresser à la religion et au cœur, se faire machine, s'abêtir, ce sont là les détestables procédés qui ont compromis le nom de la Compagnie de Jésus. Or, qu'avait combattu Pascal dans les Provinciales? cela même, c'est-à-dire la morale des cas probables et la dévotion aisée. Ces deux écueils de la religion, il y vient donner tout droit. J'en tirerai deux conclusions: c'est qu'il faut distinguer deux hommes dans Pascal, le philosophe chrétien des Provinciales et le sceptique des Pensées; c'est qu'il faut combattre le sceptique avec le philosophe chrétien.

CHAPITRE SIXIÈME

LA RELIGION DE PASCAL.

Je termine l'étude du scepticisme de Pascal, en me demandant comment il a essayé de reconstruire après avoir détruit. S'il n'y avait dans les Pensées, en faveur de la religion, que l'argument tiré de la règle des partis, je n'aurais rien à ajouter à mes dernières réflexions. Mais il y a autre chose dans les Pensées, il y a un essai de démonstration de la religion chrétienne. On peut le formuler ainsi : Étant donné la nature et la condition de l'homme avec ses misères et ses grandeurs, on ne peut le comprendre et le sauver que par un moyen le christianisme. Ce plan est trèssimple, très-grand, très-beau, très-philosophique. Par malheur, c'est tout ce qu'il m'est permis de louer dans le dessein des Pensées; car autant le plan est admirable, autant l'exécution est défectueuse. Pascal a visé trèshaut, mais il a manqué son but; et je crois pouvoir

LE SCEPTICISME DE PASCAL.

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démontrer pourquoi il a complétement échoué. C'est premièrement, qu'il s'est formé une idée fausse de la nature et de la condition de l'homme; et en second lieu, qu'il s'est trompé sur l'esprit du christianisme.

Et d'abord, vous savez déjà que Pascal s'est mépris sur l'une des maîtresses parties de la nature humaine, la raison. Il la croit incapable de vérité. C'est un point qui a été suffisamment éclairci, et je n'y reviendrai pas. Il ne s'est pas moins mépris à l'endroit du cœur humain. Il pense et il dit qu'il n'y a point chez les hommes d'affections désintéressés : « Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : Libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi. Malheureuse la terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu'ils n'arrosent 1! » C'est un parti pris d'abaisser la nature humaine, de n'y rien laisser subsister de sain et de pur tout y est gâté, corrompu, perverti. Pascal n'aurait pas désavoué la pensée de La Rochefoucauld, que nos vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer, tant il abonde avec complaisance dans ce sens. A l'en croire, il n'y a pas de bravoure désintéressée : « Nous perdons encore la vie avec joie, pourvu qu'on en parle2; » pas de pitié děsintéressée « Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence; au contraire, on est bien aise d'avoir à rendre ce témoignage d'amitié, et à s'attirer la répu

1 Pensées, art. XXIV, 33.

2 Ibid. II, 2.

tation de tendresse sans rien donner 1; » pas de sympathie, pas d'amitié : « Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre. On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n'est que feinte, et une fausse image de la charité; car au fond ce n'est que haine 2. » Sans doute notre âme n'est pas exempte de haine; mais c'est un sentiment qui l'altère dans son fond naturel, et la nature résiste toujours. Se douterait-on, devant une affirmation aussi absolue, que celui qui la formule est l'interprète d'une religion d'amour et de charité qui fait aux hommes une loi de s'aimer les uns les autres? Croirait-on que c'est le même homme qui a écrit: « Deux lois suffisent pour régler toute la république chrétienne mieux que toutes les lois politiques 3, l'amour de Dieu et celui du prochain!» On ne peut se contredire davantage, car s'il est vrai que les hommes se haïssent naturellement, il est vrai aussi que la république chrétienne est impossible. Pascal nous mène tout droit vers cet état de nature dépeint par le rude pinceau de Hobbes, aussi éloigné que possible du vrai christianisme, où l'homme est un loup pour l'homme. Il ne s'abuse pas moins sur la condition que sur la nature de l'homme. Ce monde lui paraît livré à la force et au hasard. Lisez ces passages d'une ironie terrible : « Pourquoi me tuez-vous? Eh quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assas

1 Pensées VI, 34.
2 Ibid. XXIV, 80.
3 Ibid. XXIV, 15.

sin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais, puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave et cela est juste 1. - Qui passera de nous deux? qui cédera la place à l'autre ? Le moins habile? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais et je n'en ai qu'un ; cela est visible; il n'y a qu'à compter; c'est à moi à céder, et je suis un sot si je conteste. Nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des biens 2.» Voilà pour la force. Voici pour le hasard : « Cromwell allait ravager toute la chrétienté; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère, Rome même allait trembler sous lui; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout est en paix, et le roi rétabli 3. » Ailleurs encore ce sont les petites causes qui amènent les grands effets « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé *. » C'est charmant ; mais ne vous y trompez pas, même quand il badine, Pascal est sérieux au fond, et c'est une âme triste qui laisse échapper de tels traits. De la tristesse, cette âme tombe dans l'épouvante lorsque, frappée de ce qu'il y a de stérile dans les agitations de la vie, elle s'arrête à cette sombre réflexion : «Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais 5. »

1 Pensées VI, 3.

2 Ibid. V, 6.

3 Ibid. III, 7.

Ibid. VI, 43. $ Ibid. XXIV, 58.

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