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Je dirai d'abord que la thèse dominante de Pascal, à mon sens, c'est la thèse de l'impuissance de la philosophie. Or, cette thèse impose une situation nécessairement fausse. Vous soutenez, dirai-je à Pascal, que la raison est nulle. Alors pourquoi raisonnez-vous contre l'incrédule? Vous ne voulez pas seulement iui prouver que la raison est nulle, mais aussi que la religion est vraie. Vous apportez des preuves qui font qu'on préférera l'Évangile à l'Alcoran. Mais si ces preuves sont mauvaises, elles sont inutiles. Si ces preuves sont bonnes, la raison a donc qualité pour les juger. D'où je conclus que tout partisan de la thèse de l'impuissance est condamné à se contredire, à faire une certaine part à la raison. Mais il y avait un motif particulier pour que Pascal fit à la raison sa part. Ce motif, c'est qu'en même temps qu'il méditait les Pensées, à l'époque de sa seconde conversion et pendant sa retraite à Port-Royal, il fut conduit à écrire les Provinciales. Le voilà donc combattant les Jésuites, défenseurs à outrance de l'autorité infaillible et indiscutable; le voilà luttant contre la Probabilité, la Casuistique complaisante, et soutenant, on sait avec quelle verve, qu'on peut avoir raison contre l'autorité, contre le Pape, contre l'Index, contre la congrégation du Saint-Office. Ici, la raison, le raisonnement sont nécessaires. Car si la certitude n'existe pas, il est assez naturel de chercher, comme les Jésuites, la probabilité. Si la morale change, on ne peut pas reprocher aux Jésuites de substituer à la morale des Pères la morale des casuistes assortis. On ne peut pas écrire en se moquant: « C'est que je ne sais comment vous pouvez

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faire, quand les Pères de l'Église sont contraires au sentiment de quelqu'un de vos casuistes. Vous l'entendez bien peu, me dit-il. Les Pères étaient bons pour la morale de leur temps; mais ils sont trop éloignés pour celle du nôtre. Ce ne sont plus eux qui la règlent, ce sont nos nouveaux casuistes. - C'està-dire, mon père, qu'à votre arrivée on a vu disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, saint Jérôme, saint Ambroise et les autres, pour ce qui est de la morale. Mais au moins que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé. Qui sont-ils, ces nouveaux auteurs? Ce sont des gens bien habiles et bien célèbres, me dit-il c'est Villalobos, Coninck, Llamas, Achokier, Dealkoser, Dellacrux, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez, Suarez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez...O mon père ! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens 1?.... Si l'autorité a toujours raison, il faut signer le Formulaire et croire que les cinq propositions sont dans Jansénius.» Point du tout; Pascal prétend que l'autorité peut se tromper sur les points de fait. Lisez, par exemple, ce passage des Provinciales: « Ce fut aussi en vain que vous obtintes contre Galilée un décret de Rome qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la terre. Ce ne sera pas cela qui prou vera qu'elle demeure en repos; et si l'on avait des observations constantes qui prouvassent que c'est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l'empêche

1 Provinciales, cinquième lettre.

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raient pas de tourner et ne s'empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. Ne vous imaginez pas de même que les lettres du pape Zacharie, pour l'excommunication de saint Virgile sur ce qu'il tenait qu'il y avait des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde; et qu'encore qu'il eût déclaré que cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d'Espagne ne se soit bien trouvé d'en avoir plutôt cru Christophe Colomb qui en venait, que le jugement de ce pape qui n'y avait pas été1... » Pascal ne s'est jamais dédit. En vain se récrie-t-on, en vain les Jésuites font-ils .condamner les Provinciales en cour de Rome : « Si j'étais à recommencer, écrit-il obstinément, je les ferais plus fortes. - Si mes Lettres sont condamnées à Rome, ce que j'y condamne est condamné dans le ciel : Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello 2.» Qu'est-ce à dire ? Rome, le ciel c'est ici l'autorité d'une part, et de l'autre la vérité saisie, sentie par la raison. C'est la protestation de la science, de la philosophie, de la religion librement interprétée contre la tyrannie de l'autorité. Pascal est donc philosophe, Pascal est des nôtres dans les Provinciales et aussi quelquefois dans les Pensées. Nous savons maintenant pourquoi, et nous avons la clef de ses contradictions. Elles n'ont pas seulement leur cause dans la manière dont furent composées les Pensées. Elles s'expliquent par le cercle où tourne Pascal, quand il invoque le témoignage de la raison après l'avoir déclarée nulle, 1 Provinciales, dix-huitième lettre.

2 Pensées, art. XXIV, 66.

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quand il fait foi sur sa puissance après l'avoir déclarée impuissante. Elles s'expliquent encore par sa singulière situation, obligé qu'il était, au moment de la lutte entre les Jésuites et les Jansénistes, d'accumuler contre les Molinistes des raisonnements que luimême, en bon logicien, aurait été contraint de déclarer sans valeur. C'est la fausseté de cette situation qui a faussé sa logique.

CHAPITRE TROISIÈME

THESE DE L'INSUFFISANCE DE LA PHILOSOPHIE DANS PASCAL.

J'ai montré, textes en main, dans les Pensées les deux thèses qui séparent les théologiens à l'égard de la philosophie d'une part, celle que j'ai appelée la thèse de l'impuissance, qui consiste à nier la philosophie et à considérer la raison naturelle comme contraire à la foi; d'autre part, la thèse de l'insuffisance, celle des théologiens qui font à la philosophie sa part, plus ou moins large, et qui croient à l'accord de la raison et de la foi. Pascal les ayant réunies dans le même ouvrage au prix d'une contradiction formelle, cela explique pourquoi on s'est divisé sur sa pensée, et comment M. Cousin, par exemple, n'a vu en lui qu'un ennemi de la philosophie, un pyrrhonien du christianisme en quoi il n'a regardé qu'un côté de Pascal. Cela fait comprendre comment M. Vinet le protestant, et M. l'abbé Flottes le catholique sont tombés

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