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découvrir. Je prends contre lui la défense de la science, le parti de Descartes et de la philosophie, et je m'inscris en faux contre ses injustes griefs. Ou plutôt non, puisque sans les tourments de Pascal, nous n'aurions ni les Provinciales, ni les Pensées.

CHAPITRE DEUXIÈME

DEUX THÈSES

PASCAL ET LA PHILOSOPHIE EN GÉNÉRAL.

CONTRADICTOIRES DANS LES PENSÉES.

Après l'examen du débat entre Pascal et la philosophie de Descartes, je cherche quelle a été l'attitude de Pascal vis-à-vis de la philosophie en général. Je me trouve ici en présence de deux thèses distinctes que j'appelle la thèse de l'insuffisance de la philosophie et la thèse de l'impuissance absolue de la philosophie. Entre ces deux assertions: la philosophie ne suffit à l'homme et la philosophie est inutile à l'homme, la différence est considérable; et entre les deux les théologiens du christianisme se divisent.

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Tous les théologiens sont d'accord pour admettre quelque chose au delà et au-dessus de la philosophie. Mais l'accord cesse quand il faut apprécier en elle-même la philosophie. Les uns, ce sont les grands docteurs chrẻtiens, un saint Augustin, un saint Thomas, un Bossuet, croient que la philosophie a un domaine propre, qu'ils font plus ou moins étendu; les autres, esprits extrêmes,

LE SCEPTICISME DE PASCAL.

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nient que la philosophie ait une part quelconque à revendiquer dans le gouvernement spirituel de l'homme. Les premiers distinguent une bonne philosophie et une mauvaise; les seconds nient toute philosophie, celle de Platon comme celle d'Épicure, celle de Descartes et de Leibnitz comme celle de d'Holbach. Même ils s'accommodent mieux de la philosophie matérialiste, athée, sceptique, que de toute autre, parce qu'elle est plus facile à combattre, plus contraire à la dignité de l'homme, plus dégradante et plus discréditée. Pour moi, je n'agirai pas de même. De nos deux sortes d'adversaires, ceux que j'aime le mieux, ce sont les plus modérés, les plus forts, les plus près de nous. Ce sont les plus difficiles à combattre. Et pourquoi ? Je le dirai avec franchise c'est qu'ils ont souvent raison. Avec eux il ne s'agit pas des droits de la philosophie et de la raison qui ne sont pas mis en question; il s'agit de savoir ce que peut la philosophie, jusqu'où porte la raison, ce que vaut le rationalisme. Eh bien! je conviens qu'il y a du vrai dans la thèse de l'insuffisance de la philosophie. Je ne compte comme adversaires formels de la philosophie que ceux qui nient son existence et la repoussent absolument. Avec les autres on peut s'entendre; ce sont des amis sévères et quelquefois importuns; ce ne sont pas des ennemis.

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Quelle est ici la place de Pascal? C'est une question délicate, souvent traitée de nos jours et non encore épuisée. Les uns, comme M. Vinet, un protestant,

1 Voyez ses Études sur Blaise Pascal, 1844-1847. 1 vol, in-8, Paris. Librairie protestante.

comme M. l'abbé Flottes, un théologien, comme M. Faugère et M. Sainte-Beuve qui incline assez de ce côté, croient que Pascal n'a jamais prétendu soutenir l'impuissance de la philosophie, mais seulement son insuffisance; qu'il combat, non la philosophie, mais le rationalisme. D'autres, comme M. Cousin, M. Franck 2, M. Havet, soutiennent qu'aux yeux de Pascal la philcsophie, la raison naturelle ne peuvent aboutir à rien qu'à reconnaître leur impuissance et la nécessité absolue de la foi. Qui a raison? Qui a tort? Je pourrais dire que tout le monde a tort, mais j'aime mieux dire que tout le monde a raison. La thèse de l'impuissance absolue de la philosophie domine dans les Pensées; mais la thèse de l'insuffisance y est aussi. Je vais le démontrer.

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Certes, s'il y a une pensée qui semble contenir l'expression la plus nette, la plus tranchante, la plus absolue de la thèse de l'impuissance de la philosophie, c'est celle-ci, effacée par Port-Royal, et retrouvée par M. Cousin : « Le pyrrhonisme est le vrai *. » Eh bien! vous trouvez ailleurs ces pensées : « Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, et se soumettre où il faut. » Et un peu plus loin : « Deux excès exclure la raison, n'admettre que la raison 6. » Dans la

1 Voyez ses Études sur Pascal, 1843-1845. 1 vol. in-8, Montpellier, librairie Seguin.

2 Voyez l'article sur Pascal dans le Dictionn. des Sciences philos., t. IV, p. 553.

3 Des Pensées de Pascal, p. 171.

Édit. Havet, art. XXIV, 1.

5 Ibid. XIII, 1.

Ibid. XIII, 3.

première de ces pensées, Pascal a bien l'air de faire la part à la raison naturelle. Descartes n'eût pas dit autrement. Dans la seconde, il blâme, non la philosophie, mais le rationalisme, qui ne reconnaît que la raison.

Dans un très-grand nombre de passages frappants et célèbres, il dit que la religion chrétienne est contraire à la raison naturelle. Il prend à la lettre l'éloquente hyperbole de saint Paul 1, que le christianisme est une folie, stultitia. Et, comme le remarque finement M. Vinet 2, il traduit crûment stultitia par sottise, ce qui aggrave encore l'hyperbole, car la langue française associe à la rigueur ces deux mots folie sublime, tandis que sottise exclut toute idée grande et appelle le ridicule. Voici le passage : « Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison? Ils déclarent, en l'exposant au monde, que c'est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu'ils ne la prouvent pas ! S'ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole. C'est en manquant de preuves qu'ils ne manquent pas de sens 3. » Cela est très-ingénieusement dit et paraît trèsrigoureusement déduit; mais si Pascal a raison, pourquoi fait-il une apologie du christianisme? S'il manque de preuves, il ne prouvera rien. S'il ne manque pas de preu

1 Saint Paul aux Cor., I, 19: « Je détruirai la sagesse des sages... per stultitiam prædicationis, » que Montaigne traduit « par l'ignorance et simplesse de la prédication. » Apol. de Raim. Seb., p. 123.

2 Études, p. 110.
3 Pensées, art. X, 1.

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