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la philosophie Critique. Mais il nous est impossible de ne pas signaler au moins, dans l'idée-mère du Criticisme, comparée au point de vue général du sceptique ancien, une analogie frappante qui éclaire et honore tout ensemble la doctrine que nous avons entrepris d'exposer.

Dogmatiques dans le domaine de la conscience et de la raison pratique, Ænésidème et Kant sont sceptiques absolus dans celui de la raison pure. Tout l'effort de la philosophie Critique est d'opérer une distinction sévère entre l'élément subjectif et l'élément objectif de la connaissance, ou comme Kant dit encore, entre les phénomènes et les noumènes. Cette célèbre distinction, ce langage même, nous les trouvons dans Enésidème. Le philosophe allemand a pour jamais attaché son nom à la solution sceptique du grand problème du critérium de la vérité; nous allons voir Ænésidème lui frayer la route. Pour tous deux, un critérium absolu est un rêve de l'orgueil dogmatique; pour tous deux, l'esprit humain, condamné à un critérium tout relatif, ne peut franchir le cercle de la subjectivité. Ce critérium, pour Ænésidème, c'est l'apparence, to patvépevov; y at-il bien loin de là au critérium formel de Kant, qui n'est rien de plus, comme on sait, que l'accord de la raison avec ses lois subjectives? Enésidème a épuisé son génie à combattre le principe de causalité, fondement de toute spéculation rationnelle; mais qu'on y prenne garde, il n'a jamais nié que ce principe n'apparût à la conscience, et ne s'imposát à nos jugements avec une autorité irrésistible. L'auteur de l'Analytique

transcendantale a-t-il au fond dit autre chose, quand il a réduit les premiers principes à de simples conditions a priori de l'expérience, à des formes, à des catégories de l'esprit humain? Enfin, la base du scepticisme d'Enésidème, ce sont les contradictions de la raison spéculative; il oppose à tout principe dogmatique, és, un principe contraire, avtíecis. N'est-ce pas là le germe déjà développé de ces fameuses antinomies, où parcourant tour à tour les grands objets de la pensée, l'âme, l'univers et Dieu même, la dialectique de Kant oppose avec une audace que rien n'arrête l'affirmation à la négation, la thèse à l'antithèse, pour les briser l'une contre l'autre, et arracher à la raison spéculative que ces contradictions déconcertent, l'abdication de sa légitimité?

Il ne nous appartient pas de signaler les différences, d'ailleurs très-manifestes, qui séparent le génie de Kant et celui d'Enésidème; qu'il nous suffise d'avoir mis en lumière l'identité de leur point de vue. On suivra peut-être avec plus d'intérêt et de patience la restitution laborieuse de la doctrine de notre philosophe, en songeant que son doute n'a pas été un vain jeu d'esprit, un accident stérile de l'histoire, mais l'expression la plus rigoureuse et la plus profonde du scepticisme antique ; scepticisme qui n'a pas péri avec la Grèce, mais que le progrès des temps devait ramener à toutes les époques de la philosophie, parce qu'il a sa source dans la constitution de l'esprit humain.

CHAPITRE PREMIER

DE LA VIE ET DES ÉCRITS D'ENÉSIDÈME.

L'antiquité ne nous a laissé sur la vie d'Enésidème qu'un petit nombre de renseignements indécis. A peine y peut-on découvrir l'époque où il vécut, sa patrie, le lieu où il enseigna, et le titre de ses écrits. Sur tout le reste il faut renoncer même aux conjectures. Il semble, comme on l'a spirituellement remarqué1, que la mémoire de ces grands douteurs de l'antiquité, devenue elle-même l'objet du doute, subisse par un juste retour l'arrêt dont ils voulurent frapper l'esprit humain. Que sait-on de la vie de Sextus, d'Agrippa, de Ménodote? ce qu'on sait de celle d'Enésidème, c'est-àdire presque rien.

Mais si les hommes ont été bientôt oubliés, les idées qui rendirent jadis leur nom célèbre leur ont survécu. Or comment l'historien pourra-t-il en saisir l'origine et le progrès, en peser la valeur, en mesurer l'influence, 1 J. V. Le Clerc. Biog. univ. Art. Sextus.

s'il ignore le temps où elles firent leur première apparition, les écoles où on les enseigna, et le titre des écrits perdus qui les contenaient et dont il cherche à ressaisir les traces? Les questions de date et de biographie ne paraissent oiseuses qu'aux esprits superficiels. Pour qui sait en voir la portée, elles sont d'un intérêt capital dans l'histoire des idées.

Essayons, pour notre part, de résoudre ces questions en ce qui touche Enésidème.

On admet assez généralement qu'Enésidème fut contemporain de Cicéron. Fabricius', et sur son autorité sans doute, Brucker 2 et plusieurs autres historiens3 ont fait prévaloir cette opinion. Sur quel fondement est-elle établie ?

Fabricius invoque le témoignage d'Enésidème luimême, qui dans un ouvrage dont Photius nous a conservé un précieux extrait', s'exprimait ainsi : oi d'àñò τῆς ̓Ακαδημίας, μάλιστα τῆς νῦν, καὶ Στωϊκαῖς συμφέρονται ἐνίοτε δόξαις, καὶ εἰ χρῆ τἀληθὲς εἰπεῖν, Στωϊκοὶ φαίνονται μαχόμενοι Στωϊκοῖς. Or quelle est cette Académie qui se rapproche des Stoïciens en ayant l'air de les combattre et se fait presque stoïcienne? N'est-il pas évident que c'est l'école d'Antiochus? Ænésidème ne se déclare-t-il pas positivement le contemporain de ce philosophe, S νῦν Ακαδημίας ?

1 Fabr. ad Sext. Emp. Hyp. Pyrrh. 1, 235.

2 Hist. crit. phil., t. I, p. 1328.

3 De Ger. Hist. comp. des Syst., t. III, p. 240.

Phot. Myriob. cod. 212, p. 169. Bekk.

* Sext. Hyp. Pyrrh. I, 33. - Cic. Acad. II, 22. Ibid. 42-43.

Nous admettons avec Fabricius que c'est bien l'école d'Antiochus qu'Enésidème a voulu désigner. Mais a-t-on le droit de conclure de là qu'il ait vécu en même temps que le chef de cette école? Nous ne le pensons pas. Car enfin, s'il est vrai que la dernière Académie ait rapidement décliné après la mort de son fondateur, elle ne périt pourtant pas tout entière avec lui. Or, les paroles d'Enésidème peuvent aussi bien s'appliquer aux disciples qu'Antiochus laissa certainement à Athènes, à Rome et à Alexandrie, qu'à Antiochus lui-même qu'Ænésidème ne nomme pas. Si donc des témoignages d'une certaine autorité se réunissaient pour reculer de plus d'un demi-siècle la date assignée un peu légèrement par Fabricius, y aurait-il aucune difficulté à les mettre d'accord avec le texte dont il s'est appuyé?

Or, nous lisons dans Cicéron : « Fuerunt etiam alia genera philosophorum qui se omnes fere Socraticos esse dicebant; Eretriacorum, Herilliorum, Megaricorum, Pyrrhoneorum sed ea horum vi et disputationibus sunt jamdiu fracta et exstincta. » Cicéron regardait donc l'école Pyrrhonienne comme entièrement éteinte de son temps. Et ce n'est pas ici un jugement porté à la légère. Cicéron, dans plusieurs écrits 2 où il passe en revue toutes les opinions philosophiques de ses devanciers et de ses contemporains, revient sur cette dissolution de l'école de Pyrrhon, et il ne dit pas seulement

1 De Orat., III, 17.

2 De fin. II, 12. - Ibid., 13.

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