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raine qui produit, maintient et coordonne toutes les autres.

Ainsi donc, il a suffi à Enésidème de méconnaître ou de défigurer un seul phénomène de conscience pour être conduit par la rigueur et la sagacité même de son esprit à nier la possibilité de la métaphysique. Mais une analyse psychologique, exacte et sévère, dissipe comme une fumée toute cette dialectique laborieuse, et le fait le plus simple devient la base inébranlable de la science la plus haute.

CHAPITRE SIXIÈME

SCEPTICISME D'ENÉSIDÈME SUR LES QUESTIONS MORALES.

Nous savons par le petit nombre de renseignements qui nous sont restés sur les opinions morales d'Ænésidème, qu'elles étaient en parfaite conséquence avec l'esprit de toute sa doctrine. Mais les indications de Sextus, de Photius et de Diogène sont si générales, si courtes, et l'interprétation en est d'ailleurs si facile qu'il n'y aurait ici ni intérêt ni profit à insister longue

ment.

C'est dans les trois derniers livres du Iloppwvíov λóyo: qu'Enésidème discutait avec étendue les problèmes moraux. Voici le résumé que donne Photius de cette partie de l'ouvrage :

« Le sixième livre traite des biens et des maux, des choses désirables et de celles qu'il faut fuir. Ænésidème s'y moque également de ce qu'on nomme les objets indifférents du premier ordre et du second, rà

προηγούμενα καὶ ἀποπροηγούμενα ', et il s'efforce autant qu'il est en lui de retrancher tous ces objets de l'intelligence et de la connaissance humaine.

<< Dans le septième livre, c'est aux vertus qu'il fait la guerre. A l'entendre, ceux qui philosophent sur ce sujet, s'abusent eux-mêmes 2 quand ils se croient parvenus à la théorie et à la pratique des vertus, et n'ont dans l'esprit que les opinions chimériques qu'ils se sont forgées.

« Le huitième livre roule sur la destination. On y soutient qu'il n'y a ni bonheur, ni volupté, ni prudence, ni aucune des autres fins qu'on admet dans les diverses écoles de philosophie; en un mot, qu'il n'existe absolument pas de fin, quoique chacun se vante de la connaître. >>

De cette courte et sèche exposition, il résulte pourtant très-nettement qu'Ænésidème, toujours en lutte contre les écoles dogmatiques, et particulièrement contre celles de Zénon et d'Épicure, les pressait de sa dialectique sur toutes les questions morales, et aboutissait finalement à cette conclusion, que le Bien, comme le Vrai, n'a rien d'absolu; et par suite, que la morale est une science aussi vaine que la logique et la métaphysique 3.

1 Distinction stoïcienne. V. Sext. Hyp. Pyrr. III, 22. Cic. Acad. qu. I, 4-13.

Cf.

2 Je lis avec Bekk : ἑαυτοὺς ὑποβουκολεῖν ὡς εἰς τὴν τούτων, au lieu de αὐτοὺς ἀποβουκλεῖ, ὡς τούτων que donne Hæschelius.

3 Cf. Sext. Adv. Math. p. 446, B. Notaverat hæc Enesidemus in libris decem Πυῤῥωνίων τρόπων, in τρόπῳ qui apud Laertium (IX, 83) est quintus, apud nostrum (I, Pyrrh. Sect. 145) est de

On reconnaît bien là cet esprit de rigueur et de hardiesse qui conduit un homme résolu jusqu'au bout de ses principes. Mais voici un passage de Diogène Laërce1 qui semblerait au contraire accuser Enésidème d'inconséquence : « La fin de la vie, dit le compilateur bysantin, est d'après les sceptiques, la suspension du jugement, non, laquelle est suivie de la sérénité de l'âme, arapatía, comme de son ombre, si l'on en croit Timon et Enésidème. >>

Cette théorie de la fin de la vie est exposée avec plus de clarté et d'étendue dans Sextus, et on ne peut douter qu'elle n'eût l'autorité d'un principe dans toute l'école pyrrhonienne. Est-ce là une concession faite au dogmatisme, en d'autres termes, une contradiction? Quelques explications vont établir qu'il en est tout

autrement.

Qu'il existe un bien absolu, antérieur et supérieur à l'homme, mais accessible à sa raison, et par qui son activité doit se régler, voilà ce qu'Ænésidème ne pouvait admettre sans une inconséquence palpable. Car la connaissance du bien est humaine comme celle du vrai. Assujetties aux mêmes conditions, réglées par les mêmes lois, enfermées dans les mêmes limites, quiconque reconnaît ou conteste la légitimité de l'une d'elles a reconnu ou contesté d'avance celle de l'autre.

Mais si l'on peut de bonne foi mettre en doute l'exis

cimus, occupatusque est in observanda mira varietate quam afferunt educatio, vitæ constitutum, leges, consuetudines, per suasiones, dogmaticæque opiniones. Fabr. ad Sext. 1. I.

1 Laert. IX. p, 263, E.

tence d'une fin universelle et absolue de la vie humaine, aucun esprit sérieux ne niera qu'en fait, nous ne concevions l'idée de certains biens, et que cette idée n'ait des suites pour notre conduite et notre bonheur. A moins toutefois qu'on ne veuille nier les faits de conscience; mais nous savons qu'Enésidème fait profession de les admettre. Il se donne donc le droit de distinguer le bien apparent et relatif du bien réel et absolu, le bien, comme donnée purement subjective de la conscience, du bien conçu comme existant en soi, en deux mots et pour prendre son propre langage, le bienphénomène et le bien - noumène; il ne nie pas positivement celui-ci; mais il ne l'affirme pas; il en doute. Quant à celui-là, il le reconnaît positivement. Et dès lors, la morale ou du moins une certaine morale devient possible. Car si l'idée du bien n'a aucune valeur dans la pure spéculation, elle suffit pour la pratique.

Cette doctrine est entièrement d'accord avec le scepticisme d'Enésidème. En logique, son doute, nous l'avons reconnu, ne porte pas sur l'évidence de fait, mais sur la légitimité absolue de cette évidence. En métaphysique, il conteste la réalité objective des causes, mais leur nécessité relative et en un sens leur existence idéale, il ne la conteste pas. Il devait donc en morale, pour rester fidèle à lui-même, séparer encore une fois l'élément phénoménal de l'élément absolu de la connaissance, et marquer une fin à la vie de la même façon et au même titre qu'il avait donné un critérium à l'intelligence.

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