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teraient de même façon dans les mêmes circonstances. Or, quel est, entre les signes, celui qui satisfait à cette condition? Le langage? On ne cesse de disputer sur les mots. La définition? Il n'y a pas deux philosophes d'accord sur celle de l'homme. La démonstration? Elle est au service des causes les plus opposées. L'induction? Mais voici Érasistrate et Hiérophile qui ne peuvent s'entendre sur les symptômes de la maladie et de la santé. Tel navigateur redoute la tempête à l'aspect des signes qui, pour un autre, présagent la sérénité. Ainsi donc, les signes ne sont que des apparences changeantes et fugitives, destituées de tout caractère absolu.

-Je répondrai en deux mots à Enésidème : Vous démontrez à merveille que la raison humaine peut être infidèle à ses propres lois; mais ce point n'est pas contesté. Ce qu'il faudrait prouver, c'est que la raison développée suivant les lois qui la constituent, aboutit à se contredire. Et voilà ce que vous ne prouvez pas. Il y a de l'erreur, dites-vous. Qui songe à le nier?

Vous ajoutez L'erreur est inévitable. Prouvez-le. Ce mot même d'erreur que vous prononcez dépose contre vous. Il n'y a d'erreur possible que pour un être capable de vérité. Dans ce qui humilie le plus profondément l'homme, il y a donc quelque chose qui le relève; et l'abaissement de notre intelligence témoigne encore de sa grandeur.

2o Le signe et la chose signifiée sont deux termes

1 C'est l'argument cité textuellement par Sextus, et qu'il commente avec étendue.

corrélatifs. Ils ne peuvent donc être pensés l'un sans l'autre. Mais si la chose signifiée est pensée en même temps que le signe, elle n'a plus besoin de signe pour être connue. Le signe cesse donc d'être lui-même.

Ceci s'applique au rapport des prémisses à la conséquence. Ces deux choses sont corrélatives, par suite, simultanées dans la pensée; et partant, la conséquence ne dérive plus des prémisses, et les prémisses ne conduisent plus à la conséquence.

Cet argument est un pur sophisme que la distinction la plus simple résout aisément. Je perçois un certain corps, et aussitôt après, ma raison conçoit l'espace où il est contenu, et l'espace infini dont ce premier espace n'est qu'un point. Voilà comment le corps devient pour moi le signe révélateur de l'espace absolu. Mais je n'ai pas commencé par connaître le corps en tant qu'il se rapporte à l'espace. J'ai d'abord perçu le corps, en tant que corps, puis l'espace; et le corps n'est devenu le signe de l'espace qu'après que la première intuition a suscité en moi la seconde.

De même, on ne conçoit pas primitivement les prémisses d'un raisonnement comme prémisses, et la conclusion comme conclusion. La conclusion n'est d'abord qu'une question. Mais aussitôt qu'on en rapproche les prémisses, elle se tranforme en conséquence. Et c'est là la démonstration.

3o A celui qui conteste l'existence des signes et de la démonstration, on ne peut la prouver que par des signes et des démonstrations. Chaque preuve est donc une pétition de principe.

On reconnaît ici, quoique sous une forme nouvelle, l'objection déjà discutée contre la légitimité de la raison. Un seul mot résumera notre première réponse : Oui, sans doute, il est absurde de démontrer la légitimité de la démonstration; mais il est une absurdité qui va de pair avec celle-là et doit partager la même fortune: c'est de conclure l'incertitude de la démonstration, c'est-à-dire, l'incertitude de ce principe: Deux choses égales à une troisième sont égales entr'elles, de l'impossibilité de le démontrer.

On pourrait être tenté d'ajouter qu'il est contradictoire de faire une démonstration pour établir qu'il n'y a pas de démonstration. Mais cela est superflu. Ænėsidème est allé au-devant de cette réponse, et il l'a si bien reconnue comme excellente qu'il l'a opposée à ses propres arguments, afin d'aboutir finalement au scepticisme absolu.

Je prouve très-bien, dit-il, qu'il n'y a ni signes, ni démonstrations. On me prouve également bien qu'il est absurde de les nier. Cette contradiction me jette dans une irrémédiable incertitude. Mais comme elle me délivre en même temps des anxiétés de la recherche philosophique, je me trouve assez dédommagé de mon ignorance par la sérénité qui en est le prix.

Tel est le dernier mot d'Enésidème sur les questions logiques. Son argumentation contre le critérium attaquait la raison de son principe; celle que nous venons d'examiner tend à frapper d'incertitude le système entier et ses développements; toutes deux égale

ment conséquentes à la pensée fondamentale de l'èñoyń; toutes deux remarquables à des degrés divers par leur sérieux caractère, aussi bien que par la rigueur logique qui les enchaîne l'une à l'autre ; mais toutes deux au fond également impuissantes contre un dogmatisme sage, éclairé par ses propres erreurs, et qui sait que la véritable force de la raison, c'est de reconnaître et de respecter ses limites.

CHAPITRE CINQUIÈME

SCEPTICISME D'ÆNÉSIDÈME SUR LES PROBLÈMES
MÉTAPHYSIQUES.

La science que Zénon, Épicure et à leur exemple Enésidème appelaient physique ou physiologie', c'est à peu de chose près, la métaphysique des âges modernes, et pour me servir de la définition même de l'antiquité, c'est la science des principes 2. Dieu et la providence, l'âme et la matière dans leur essence et leurs lois nécessaires, tels sont les objets qui la constituent.

Nul doute que, sur ces hautes questions, Enésidème n'ait poursuivi sa lutte contre les écoles dogmatiques. Nous savons par Photius que dans le deuxième et le troisième livres du Пuppwvíwv λóyot3, il traitait, au point

Sext. Adv. Math. 141, A.

Cf. Hyp. Pyr. II, 2.

2 Arist. Metaphys. Lib. I. Ibid. Lib. III, V. Sext. Hyp. Pyr. III, init. — Cf. Adv. Math. 509, B.

3 Phot. Bibl. 343, 344. Hæsch.

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