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Chaque publication de ces volumes de critique est une manière pour moi de liquider en quelque sorte « le passé, de mettre ordre à mes affaires littéraires. » C'est ce que je disais dans une dernière édition de ces portraits, et j'ai tâché de m'en souvenir ici. Bien que ce ne soit qu'une édition nouvelle à laquelle un choix sévère a présidé, j'ai fait en sorte qu'elle parût à certains égards véritablement augmentée. En parlant ainsi, j'entends bien n'en pas séparer le volume intitulé Portraits de Femmes, qu'on a jugé plus commode d'isoler et d'assortir en une même suite, mais qui fait partie intégrante de ce que j'appelle ma présente liquidation. Les portraits des morts seuls ont trouvé place dans ces volumes; ç'a été un moyen de rendre la ressemblance de plus en plus fidèle. J'ai ajouté çà et là bien des petites notes et corrigé quelques erreurs. C'est à quoi les réimpressions surtout sont bonnes; les auteurs en devraient mieux profiter qu'ils ne font. L'histoire littéraire prête tant

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aux inadvertances par les particularités dont elle abonde! Le docteur Boileau, frère du satirique, a écrit en latin un petit traité sur les bévues des auteurs illustres; et, en les relevant, on assure qu'il en a commis à son tour. J'ai fait de plus en plus mon possible pour éviter de trop grossir cette liste fatale, où les grands noms qui y figurent ne peuvent servir d'excuse qu'à eux-mêmes. « L'histoire littéraire est « une mer sans rivage », avait coutume de dire M. Daunou, qui en parlait en vieux nocher; elle a par conséquent ses écueils, ses ennuis. Mais il faut vite ajouter qu'au milieu même des soins infinis et minutieux qu'elle suppose, elle porte avec elle sa douceur et sa récompense.

Septembre 1843.

BOILEAU

Depuis plus d'un siècle que Boileau est mort, de longues et continuelles querelles se sont élevées à son sujet. Tandis que la postérité acceptait, avec des acclamations unanimes, la gloire des Corneille, des Molière, des Racine, des La Fontaine, on discutait sans cesse, on revisait avec une singulière rigueur les titres de Boileau au génie poétique; et il n'a guère tenu à Fontenelle, à d'Alembert, à Helvétius, à Condillac, à Marmontel, et par instants à Voltaire lui-même, que cette grande renommée classique ne fût entamée. On sait le

(1) Cet article fut le premier du premier numéro de la Revue de Paris qui naissait (avril 1829); il parut sous la rubrique assez légère de Littérature ancienne, que le spirituel directeur (M. Véron) avait pris sur lui d'ajouter. Grand scandale dans un certain camp! Quoi? ces modèles toujours présents, venir les ranger parmi les anciens! Quinze ans après M. Cousin, à propos de Pascal. posait en principe, au sein de l'Académie, qu'il était temps de traiter les auteurs du siècle de Louis XIV comme des anciens ; et l'Académie applaudissait. Il est vrai que dans ce second temps et depuis qu'on est entré méthodiquement dans cette voie, on s'est mis à appliquer aux œuvres du XVIIe siècle tous les procédés de la critique comme l'entendaient les anciens grammairiens. On s'est attaché à fixer le texte de chaque auteur; on en dressé des lexiques. Je ne blâme pas ces soins; bien loin de là, je les honore, et j'en profite; le moment en était venu sans doute; mais l'opiniâtreté du labeur, chez ceux qui s'y livrent, remplace trop souvent la vivacité de l'impression littéraire, et tient lieu du goût. On creuse, on pioche à fond chaque coin et recoin du XVIIe siècle. Est-on arrivé, pour cela, à le sentir, à le goûter avec plus de justesse ou de délicatesse qu'auparavant?

motif de presque toutes les hostilités et les antipathies d'alors c'est que Boileau n'était pas sensible; on invoquait làdessus certaine anecdote, plus que suspecte, insérée à l'Année littéraire, et reproduite par Helvétius; et comme au dix-huitième siècle le sentiment se mêlait à tout, à une description de Saint-Lambert, à un conte de Crébilion fils, ou à l'histoire philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les philosophes et les géomètres avaient pris Boileau en grande aversion (1). Pourtant, malgré leurs épigrammes et leurs demisourires, sa renommée littéraire résista et se consolida de jour en jour. Le Poète du bon sens, le législateur de notre Parnasse garda son rang suprême. Le mot de Voltaire: Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur, fit fortune et passa en proverbe; les idées positives du XVIe siècle et la philosophie condilacienne, en triomphant, semblèrent marquer d'un sceau plus durable la renommée du plus sensé, du plus logique et du plus correct des poëtes. Mais ce fut surtout lorsqu'une école nouvelle s'éleva en littérature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux d'abord, commencèrent de mettre en avant des théories inusitées et les appliquèrent dans des œuvres, ce fut alors qu'en haine des innovations on revint de toutes parts à Boileau comme à un ancêtre illustre,

(1) Rien ne saurait mieux donner idée du degré de défaveur que la réputation de Boileau encourait à un certain moment, que de voir dans l'excellent recueil intitulé l'Esprit des Journaux (mars 1785, page 243) le passage suivant d'un article sur l'Epitre en vers, adressé de Montpellier aux rédacteurs du journal; ce passage, à mon sens, par son incidence même et son hasard tout naturel, exprime mieux l'étal de l'opinion courante que ne le ferait un jugement formel : « Boileau, « est-il dit, qui vint ensuite (après Regnier), mit dans ce qu'il écrivit « en ce genre la raison en vers harmonieux et pleins d'images : c'est « du plus célèbre poëte de ce siècle que nous avons emprunté ce juge«ment sur les Épitres de Boileau, parce qu'une infinité de personnes « dont l'autorité n'est point à mépriser, affectant aujourd'hui d'en « juger plus défavorablement, nous avons craint, en nous élevant « contre leur opinion, de mettre nos erreurs à la place des leurs. » Que de précautions pour oser louer!

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