Page images
PDF
EPUB

admettent les philosophes, il l'appelle sentimentsensation, ou plus brièvement sensation.

Cette première manière de sentir, d'où dérivent nos premières connaissances, c'est-à-dire nos premières idées, a lieu toutes les fois qu'un objet extérieur agit sur nos sens, et que le mouvement reçu par nos organes se communique au cerveau. A la suite du mouvement du cerveau occasionné par un objet, l'âme sent, elle éprouve une sensation. Elle sent par le toucher, par la vue, par l'ouïe, par le goût et par l'odorat. La sensation étant un fait primitif de l'âme, un fait qui dans l'âme n'est précédé d'aucun autre fait qui puisse être assigné comme sa raison ou son origine, elle ne semble pas susceptible de définition. Malgré cela, on peut dire que la sensation est tout sentiment de l'âme occasionné par l'action des objets extérieurs sur quelqu'un de nos sens, ou par les mouvements qui s'opèrent dans nos organes.

Mais la sensation n'absorbe pas la sensibilité tout entière, et l'on ne peut pas dire que l'âme n'éprouve que les seules affections qui résultent des impressions faites sur les sens. Il est certain que l'âme, tout en agissant sur ses sensations, sent qu'elle agit : c'est un fait incontestable qu'elle a le sentiment de ses opérations; elle sent le jeu, l'action actuelle de ses facultés ; or, pourrait-on confondre cette manière de sentir, le sentiment de ses actes avec la sensation? Qui pourrait confondre le plaisir de la pensée avec celui de la satisfaction d'un besoin physique, le ravissement d'Archimède qui résout un problème, avec la grossière

volupté d'Apicius lorsqu'il dévore une hure de sanglier? Le sentiment qu'éprouve l'âme quand elle sent qu'elle agit, quand elle est avertie de l'action actuelle de ses facultés, est donc une manière de sentir qui est tout à fait différente de la sensation. On peut même dire que l'âme n'est, pour ainsi dire, jamais privée du sentiment de ses actes, où du moins qu'il est trèsrare que ce sentiment l'abandonne et qu'il s'éteigne tout à fait; car, jusque dans le sommeil du corps, l'âme veille et agit.

Ainsi, indépendamment des sensations que notre âme éprouve, et qui sont l'origine des idées sensibles, elle a une seconde manière de sentir qui ne peut être confondue avec les sensations. Nous verrons que c'est de cette seconde manière de sentir que naissent les idées ou notions de nos facultés.

D'un autre côté, on sait par expérience que, lorsque notre intelligence embrasse plusieurs idées à la fois et qu'elle les tient en quelque sorte en regard l'une de l'autre, il se produit en nous un sentiment particulier qui n'est ni une sensation ni le sentiment d'une faculté ou d'un acte de l'esprit; nous sentons entre ces idées que l'intelligence embrasse simultanément, des rapports, c'est-à-dire des ressemblances ou des différences. Cette troisième manière de sentir, qui nous est commune à tous, a reçu le nom de sentiment de rapport, ou sentiment-rapport.

De ce que les sentiments-rapports naissent du rapprochement de deux idées, on voit qu'ils doivent être infiniment plus nombreux que les sensations et

que les sentiments de nos actes, et cette vérité deviendra d'autant plus évidente que l'on connaîtra mieux la théorie des combinaisons.

Enfin, il existe une quatrième manière de sentir, qui diffère des trois qui viennent d'être observées plus encore que celles-ci ne diffèrent entre elles.

<«< Un homme d'honneur (je parle, dit Laromiguière, dans l'opinion ou dans les préjugés de l'Europe), un homme d'honneur se sent frappé. Jusque-là c'est une sensation qu'il reçoit, et une idée sensible qui en résulte : mais s'il vient à s'apercevoir qu'on a eu l'intention de l'insulter en le frappant, quel changement soudain ! Le sang bouillonne dans les veines, la vie n'a plus de prix, il faut la sacrifier pour venger le plus ignominieux des outrages. » (Leçons de philo.sophie, II partie, 3e leçon.)

Pourrait-on dire que ce qu'il éprouve dans cet état a quelque chose de commun avec la sensation proprement dite? Pourrait-on soutenir que cette manière de sentir ou d'être affecté ne diffère pas essentiellement de ce qui se passe en lui quand un objet inanimé ou non nuisible a prise sur sa sensibilité ?

Il est vrai que cette quatrième manière de sentir, qu'on peut appeler le sentiment le plus vif, le plus fort et le plus extraordinaire de l'âme, ne se manifeste à elle qu'après le sentiment-sensation; mais elle n'est ni le sentiment-sensation, ni le sentiment de l'action des facultés, ni le sentiment de rapport : c'est un sentiment qui diffère de tout ce qui n'est pas lui, On l'appelle sentiment du juste et de l'injuste; ce sentiment

est un fait primitif de l'âme; il n'a sa raison d'être dans aucune des trois autres manières de sentir; il est, comme on dit quelquefois, sui generis, et si naturel à l'homme, qu'on est en droit de conclure qu'il est inséparable de sa nature, qu'il fait partie de son être.

C'est surtout par cette quatrième manière de sentir que l'homme se sépare de tous les autres êtres sensibles, qu'il se distingue de la bête qui ne paraît recevoir que des sensations, et qui semble dépourvue de toute autre manière de sentir.

L'expérience de tous les instants prouve donc que l'âme tient de la nature quatre sortes de sentiments différents les sensations, les sentiments-rapports, le sentiment de ses opérations, et les sentiments naturels ou

moraux.

Mais on a de la peine à se rendre à cette vérité, que notre âme est réellement douée de quatre manières de sentir parfaitement distinctes; on résiste et l'on dit : Les quatre manières de sentir dont vous parlez ne sont-elles pas, dans le principe, une seule et unique manière de sentir? Le sentiment sensation ne se transforme-t-il pas successivement en sentiment de l'action des facultés, en sentiment-rapport, en sentiment moral? En un mot, de quelque manière que l'on sente, n'est-ce pas toujours une même nature de sentiment?

Non, les quatre manières de sentir que nous regardons comme essentielles à notre nature, ne sont pas, dans leur principe, une seule et unique manière de sentir; elles diffèrent essentiellement les unes des

autres, et le sentiment-sensation, quoique le premier, n'est pas le principe des autres manières de sentir. II est vrai que les autres sentiments ne viennent qu'après lui, mais ils ne viennent pas de lui.

Le mot nature dérive d'un mot latin qui veut dire naître. Pour nous assurer de la nature de nos différentes manières de sentir, il faut donc en quelque sorte les épier et les surprendre au moment de leur naissance. Or, le sentiment-sensation naît à la suite d'un mouvement produit dans nos organes. Le sentiment de l'action des facultés naît à l'instant même qu'elles agissent. Le sentiment de rapport naît à la présence simultanée de deux ou d'un plus grand nombre d'idées. Le sentiment moral naît, ou pour mieux dire se manifeste à nous à la suite de l'impression que fait sur nous un agent auquel nous attribuons une volonté libre. Chaque espèce de sentiment naît donc à part, chacun a sa nature propre.

Entre nos diverses manières de sentir, il y a bien à la vérité un ordre successif qui commence par la sensation; mais il ne suffit pas d'un ordre successif pour établir l'unité de nature entre des choses qui se succèdent; il faut que cet ordre soit en même temps et de succession et de génération : et puisqu'il est prouvé qu'aucun de nos sentiments n'est engendré par celui qui s'est montré avant lui, il est prouvé qu'il y a entre eux une différence de nature.

Mais, dit-on encore, si les quatre manières de sentir n'ont pas la même nature, pourquoi les appeler du nom commun de sentiment?

« PreviousContinue »