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de certains rapports connus déduire un rapport que l'on ne connaissait pas encore.

Ainsi, considéré dans un sens actif, le raisonnement est l'opération de l'esprit par laquelle nous déduisons un jugement de deux autres jugements; c'est cette faculté à l'aide de laquelle nous découvrons le rapport de deux idées, en les comparant successivement avec une autre même idée.

Les idées par l'entremise desquelles nous découvrons un rapport que nous n'apercevions pas d'abord s'appellent idées moyennes. Elles sont ainsi appelées du mot latin medius, parce qu'elles tiennent le milieu entre les idées dont elles montrent la relation ou la différence.

Comme nous appliquons aux choses physiques une mesure déterminée pour en connaître la grandeur, que nous ne pouvons pas toujours apprécier à la seule estimation de l'œil, de même, toutes les fois que l'esprit ne saisit pas sur-le-champ le juste rapport des choses qui lui sont présentes, alors il leur applique une mesure commune, et découvre ainsi si elles se conviennent ou non.

Dans l'exemple précité, bon roi est l'idée moyenne qui a servi à vérifier si l'idée de présent du ciel convenait à celle de Henri IV. C'est en effet par cette idée que l'esprit a eu besoin de passer pour arriver à la perception du rapport qu'il cherchait.

On voit donc que, sans le secours de la faculté de raisonner, nous serions impuissants à dégager nos idées les unes des autres; nous ne pourrions jamais

d'un principe connu nous porter à la connaissance des conséquences qui en découlent; et d'un autre côté, on remarque que, sans l'entremise des idées moyennes, la faculté de raisonner, abandonnée à elle-même, resterait dans une inaction forcée. (Voir plus haut, page 162 et suivantes.)

Il résulterait de là que les principes ou vérités de fait n'étant le commencement de rien, les mots conclusions ou vérités déduites n'auraient pas de sens, ou, pour mieux dire, que ces mots n'existeraient pas.

Or, que serait l'homme ainsi dépourvu des vérités déduites? Incapable de profiter de l'expérience du passé et n'ayant aucune prévoyance de l'avenir, il est certain qu'il différerait peu de la bête, si même il ne lui serait pas inférieur, puisqu'il est de fait que, sous le rapport des connaissances instinctives et nécessaires à la conservation de son corps, la brute l'emporte sur l'homme.

« Un être doué de la faculté de donner son attention et de celle de comparer, mais incapable de raisonnement, ne pourrait jamais de ses connaissances tirer de nouvelles connaissances. Telle est, ce semble, la condition des animaux : ils donnent leur attention, ils font quelques comparaisons; le raisonnement, notre raisonnement, excède les limites de leur nature.

>> Nous qui des premières idées absolues et relatives avons fait sortir les arts et les sciences, nous qui voyons les effets dans les causes et les causes dans les effets, les conséquences dans les principes et les principes dans les conséquences, nous possédons une fa

culté d'un ordre supérieur, une faculté qui s'élève au-dessus de la simple attention et de la simple comparaison nous possédons la faculté de raisonner. »> (Leçons de philos., Ire partie, 8° leçon.)

Grâce à cette faculté de raisonner, notre esprit passe d'une proposition qui renferme implicitement une vérité à une autre proposition qui la laisse entrevoir, et de celle-ci à une troisième qui la montre à découvert. Mais en reconnaissant combien cette admirable faculté de raisonner est un don précieux pour nous, et combien elle nous élève au-dessus des autres espèces d'animaux, puisque c'est par elle que nous inventons les sciences et les arts, il ne faut pas oublier cependant qu'elle est une preuve manifeste de la faiblesse de notre entendement, qui ne parvient à connaître les choses qu'à force de tâtonnements et après les avoir longtemps étudiées, rapprochées et comparées.

L'Intelligence infinie n'a pas besoin, pour connaître, de ces divers tâtonnements; elle aperçoit les choses sans les diviser; à ses yeux, il n'y a ni principes ni conséquences; pour elle, il n'y a rien de successif; elle embrasse tout, elle voit tout et tout à la fois.

Quant aux idées moyennes, on peut les définir ainsi : Ce sont des points de vue communs aux deux termes dont on cherche à connaître le rapport. D'où il suit que, pour trouver ces idées moyennes ou auxiliaires, il faut étudier attentivement le sujet de la proposition qui énonce ce qui est en question, et son attribut. Il faut, en les décomposant, en les analysant, se rendre

un compte exact de leur compréhension, c'est-à-dire des idées partielles qu'ils réveillent en nous, et bientôt l'esprit apercevra le point de vue ou la qualité commune qui montre leur identité, ou le côté par lequel ils s'excluent 1.

Voulez-vous savoir, par exemple, si Dieu récompensera la vertu? En vous arrêtant à l'idée de Dieu, en vous rendant compte des attributs qui sont inhérents à sa nature, vous remarquerez promptement qu'au nombre de ces attributs que l'idée de Dieu renferme se trouve la justice, et à l'instant votre idée moyenne est trouvée. Vous dites: Dieu est juste; or, la justice exige que la vertu soit récompensée; donc, Dieu récompensera la vertu.

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C'est donc bien dans le sujet de la question proposée qu'il faut chercher les idées moyennes, ces idées qui sont indispensables à l'action du raisonne

ment.

Si nous ne sommes pas toujours heureux dans le choix de ces idées moyennes, si trop souvent nous en

'Bacon ne donne aucun précepte pour aider à trouver les idées moyennes; il se borne à dire : « Terminorum mediorum inventio, libero ingeniorum acumini et investigationi permittitur. » L'invention des idées moyennes est laissée à la recherche et à la libre pénétration de l'esprit. (De augmentis scientiarum.)

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Dire à quelqu'un, à propos d'une importante question de logique, cherchez, n'est-ce pas une dérision?

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Et cependant Malebranche, de son côté, n'est pas plus explicite sur le même sujet. Voici ce qu'il dit : « Lorsqu'on ne peut pas reconnaître les rapports que les choses ont entre elles, en les comparant immédiate» ment, il faut découvrir, par quelque effort d'esprit, une ou plusieurs » idées moyennes qui puissent servir comme de mesure commune pour >> reconnaître par leur moyen les rapports qui sont entre elles. » (Recherche de la vérité, liv. VI, De la méthode, deuxième partie, chap. Ier.)

prenons qui sont arbitraires ou fausses, et par conséquent incapables de nous conduire à la perception vraie du rapport cherché, c'est parce que nous ne donnons pas une attention suffisante aux deux termes que nous voulons unir ou séparer, et que nous ne les connaissons pas suffisamment; c'est parce que la légèreté et la précipitation président à la plupart de nos décisions, et aussi parce que nos intérêts personnels ou nos passions nous font illusion, ou enfin parce que nos préventions ne nous permettent pas d'examiner les choses avec impartialité.

Telles sont, en partie, les véritables causes de la plupart de nos erreurs.

On a pu remarquer que jusqu'ici nous avons employé le mot raisonnement dans un sens actif; le moment est venu de dire que ce mot s'emploie aussi dans un sens passif. Pris dans un sens actif, ce mot désigne l'opération de l'esprit qui va du connu à l'inconnu, l'opération de l'esprit qui, de la perception de deux rapports connus, se porte à la perception d'un troisième rapport qu'il n'apercevait pas d'abord.

Pris dans un sens passif, ce mot n'exprime plus l'opération de l'esprit qui va du connu à l'inconnu, mais le produit, le résultat de cette opération, et, dans ce cas, il est ce qui reste en nous après que l'esprit a raisonné, c'est-à-dire la perception de l'identité entre plusieurs rapports.

D'où l'on voit que le raisonnement pris dans un sens actif est au raisonnement pris dans un sens pas

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