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impossible qu'un pareil malheur ait pu frapper à la fois un grand nombre d'hommes réunis sans une dérogation aux lois morales, dérogation que Dieu aurait d'autant moins opérée qu'elle aurait eu pour effet de nous induire en erreur, il s'ensuit évidemment qu'il y a certains faits dont les témoins n'ont pu être trompés.

Je dis ensuite qu'il y a des faits dont les témoins n'ont pas voulu tromper. En effet, il arrive bien souvent qu'un grand nombre de personnes racontent des faits à l'égard desquels le mensonge leur serait inutile, ou même nuisible.

Or, comme il n'est pas dans la nature humaine qu'un grand nombre de témoins se prêtent à faire un mensonge inutile, et qu'il répugne encore davantage qu'un grand nombre de personnes qui diffèrent de goûts, d'opinions et de caractère, se concertent pour imaginer et attester ensuite une fraude qui leur serait nuisible, puisque, d'une part, les hommes aiment naturellement la vérité, qu'ils craignent de passer pour imposteurs; et que de l'autre, ils sont amis d'euxmêmes, et qu'à moins d'avoir perdu la raison, ils n'agissent pas sciemment contre leurs intérêts, il s'ensuit évidemment que si un grand nombre de témoins attestent des faits dont l'existence leur est nuisible ou même indifférente, ils ne veulent pas tromper.

Il y a donc aussi des faits à l'égard desquels les témoins n'ont pas voulu nous tromper.

J'ajoute en troisième lieu, qu'il y a des faits dont les témoins ne pourraient pas tromper, quand même

ils le voudraient. En effet, lorsqu'il est question d'un fait public et important, les témoins ne peuvent pas tromper; car, par cela même que le fait dont ils parlent est public et d'une grande importance, nombre de personnes peuvent en prendre connaissance, et se trouvent intéressées à savoir ce qu'il en est, or, quand il importe à un grand nombre de savoir ce qu'il en est, et qu'elles peuvent s'en assurer, de faux témoins essayeraient en vain de nous tromper; leur mensonge, si habilement combiné qu'il pût être, serait découvert.

Admettons un instant qu'un certain nombre d'imposteurs se concertent, et qu'ils publient des histoires contemporaines où les faits qui se sont passés de notre temps seraient altérés ou défigurés, pensez-vous que les contemporains ne réclameraient pas contre l'imposture? Supposons même que, dans ces histoires, on ne se bornât pas à altérer les faits vrais, mais qu'on y insérât quelque fait public et important qui ne serait point arrivé, croyez-vous qu'on ne crierait pas au mensonge, à l'imposture, et qu'un pareil ouvrage et ses auteurs ne seraient pas livrés au mépris?

Il y a donc véritablement des faits à l'égard desquels les témoins ne pourraient point nous tromper, quand même ils le voudraient.

Il y en a, d'ailleurs, dont les témoins ne veulent pas tromper, et dont les témoins n'ont pu être trompés.

Donc il y a des faits que nous pouvons connaître avec certitude, par le seul témoignage de nos semblables.

Il suit de là qu'un homme, s'il n'a pas renoncé à faire usage de sa raison, ne peut pas douter de tout ', et que le pyrrhonisme universel est absurde.

On entend par pyrrhonisme universel le système de ceux qui veulent que l'on doute de tout, et principalement de tous les faits historiques, parce que, disentils, on ne peut rien savoir d'une manière certaine concernant les faits passés.

On comprend sans peine qu'il faut rejeter cet étrange système, d'abord parce qu'il répugne au ca

1 Il y a plusieurs espèces de doutes :

Il y a le doute d'un homme d'esprit, d'un homme prudent et judicieux, d'un philosophe qui aime sincèrement la vérité, et qui, toujours en garde contre les séductions de l'erreur, est extrêmement réservé dans ses jugements ce doute, qui n'a de réel que les précautions de la sagesse, s'appelle méthodique.

Il y a le doute de la frivolité, de la paresse et de l'apathie : on peut dire de celui-ci qu'il n'est que le masque de l'ignorance.

Il y a, ou du moins il y a eu le doute de l'orgueil et des passions irritées on l'a nommé pyrrhonisme ou scepticisme. Voici comment il prit naissance :

Les différentes sectes philosophiques antérieures à l'ère chrétienne, quoique divisées par l'intérêt, la doctrine et les mœurs, avaient chacune leurs dogmes, c'est-à-dire certains points de l'enseignement qu'elles avançaient et qu'elles défendaient comme autant de vérités; ce qui leur fit donner en général le nom de dogmatiques; mais à force de s'attaquer et de se déchirer les unes les autres, elles laissèrent apercevoir leur faiblesse, et des hommes qui les connaissaient bien, qui avaient suivi tous leurs combats, prétendirent qu'elles étaient toutes dans l'erreur. Ils voulaient euxmêmes fonder une nouvelle école sur les ruines de toutes celles qu'ils renversaient; ils mirent en avant la belle maxime de Socrate: Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien, maxime que ce grand philosophe avait opposée d'une manière ironique à la jactance et au charlatanisme des sophistes de son temps. Ce système de doute universel fit donner à ces nouveaux adversaires de toutes les doctrines anciennes le nom de sceptiques. On les appela aussi pyrrhoniens, du nom de Pyrrhon, leur chef. Bientôt ils furent tournés en dérision et regardés comme autant d'in

ractère et à la nature de l'homme, ensuite parce qu'il est contraire à tous les principes d'une saine raison, et enfin parce qu'il détruit la religion et la société, et qu'il ruine les fortunes particulières.

Je dis d'abord qu'il répugne à la nature et au caractère de l'homme. En effet, les hommes sont tellement portés par leur nature à ajouter foi à certains faits passés, qu'il leur est impossible de les mettre en doute. Qui de nous, par exemple, pourrait mettre en doute l'existence de Clovis, ses victoires et sa conversion; l'existence de Charlemagne, ses grandes actions; l'existence de saint Louis, son courage héroïque et ses rares vertus? Qui pourrait douter de

sensés. Alors ils se parèrent du titre d'académiciens, afin de se dérober plus facilement aux sarcasmes. Il faut cependant en excepter quelquesuns qui, dans leur entêtement, se firent gloire du nom de pyrrhoniens.

Quelques-uns même allèrent jusqu'à prétendre que non-seulement on ne connaissait encore rien de certain, mais que même on ne saurait jamais rien, et qu'ainsi on serait perpétuellement réduit à douter de tout. On nomma ces derniers acatalepticiens.

On voit bien que ce n'est pas sérieusement que l'on peut combattre de pareilles extravagances ;' aussi l'arme du ridicule est-elle la meilleure que l'on puisse employer pour en faire justice.

Écoutons Molière, dans la scène V du Mariage forcé :

MARPHURIUS, SGANARELLE.

MARPHURIUS.

Que voulez-vous de moi, seigneur Sganarelle?

SGANARELLE.

Seigneur docteur, j'aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s'agit, et je suis venu ici pour cela. Ah! voilà qui va bien. Il écoute le monde celui-ci.

MARPHURIUS.

de

Seigneur Sganarelle, changez s'il vous plaît cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de propositions décisives, parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement; et,

dire, il les tient dans une erreur continuelle, c'est ce que je nie. Il permet quelquefois qu'ils soient induits en erreur, cela est vrai; mais en peut-on conclure qu'il nous trompe toujours? Non, sans doute. Dieu, qui est un être essentiellement vrai, souverainement parfait, peut quelquefois, pour des raisons qui lui sont connues, nous livrer à une erreur passagère, mais il est contraire à sa nature qu'il puisse vouloir nous tromper positivement, il est contraire à sa sagesse qu'il nous tienne dans une erreur perpétuelle.

Quelle différence, d'ailleurs, entre l'erreur où, dans certaines circonstances, Dieu juge à propos de tenir quelques hommes, et l'erreur générale et constante qui existerait s'il n'y avait aucun corps! Par les apparitions dont on vient de parler, Dieu voulait faire connaître quelques vérités utiles aux hommes qu'il trompait momentanément, ou bien il voulait manifester quelques-uns de ses divins attributs.

Quoi qu'il en soit, il est certain que leur erreur n'était qu'une erreur d'un moment, et même, avec un peu d'attention, ils auraient pu se désabuser; tandis que si absolument les corps n'existaient pas, si nous vivions dans un monde purement intellectuel, si nous n'avions d'entretiens qu'avec des apparences d'hommes, une telle erreur serait à la fois inutile, constante, universelle et invincible, et dès lors nous aurions le droit de dire que ce serait Dieu lui-même qui nous tromperait; or, c'est ce qu'on ne peut admettre. Donc Dieu ne nous trompe point positivement sur l'existence des corps. Donc les corps exis

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