Page images
PDF
EPUB

système d'illusion générale, suivant lequel nous croyons à la réalité d'un monde matériel, lequel cependant n'existe pas hors de nous; et nous ne sommes, au dire de ce philosophe, que des esprits à qui Dieu communique immédiatement toutes les sensations que nous éprouvons. (Voir ses Dialogues entre Hylas et Philonoüs, 1 vol. in-12, traduits par l'abbé du Gua, 1751.)

Mais, contrairement à ce sentiment et à l'opinion des idéalistes en général, nous sommes convaincus, nous, qu'il y a des corps, et le témoignage de nos sens suffit pour nous convaincre de cette vérité.

Nous avouons toutefois qu'absolument parlant, nos sens pourraient nous tromper touchant la réalité des objets qui les frappent, puisqu'il n'y a aucune liaison essentielle entre l'existence de ces objets et les modifications de notre âme, et que Dieu, s'il le voulait, pourrait exciter en nous toutes les sensations qui s'y manifestent, sans qu'il existât aucun objet extérieur, et même sans que nous eussions ni corps ni

sens.

Mais cette vérité dont conviendront tous ceux qui savent qu'il n'y a d'impossible à Dieu que ce qui renferme deux contradictoires, ne diminue en rien la confiance que nous accordons au témoignage des sens, relativement à la réalité des corps.

En effet, comme un penchant irrésistible nous porte constamment à juger que nous avons un corps, et qu'il en existe d'autres hors de nous; si, nonobstant cet instinct naturel et malgré l'attestation uni

forme de nos sens sur ce point, nous n'avions effectivement pas de corps, et s'il était vrai qu'il n'en existât aucun hors de nous, nous serions dans une illusion constante et inévitable; et, comme cette illusion constante et inévitable, dont nous serions les jouets, ne pourrait nous être imputée, puisque nous ne sommes pas libres touchant le jugement que nous portons sur l'existence des corps, et conséquemment qu'elle ne pourrait être attribuée qu'à l'Auteur même des sensations auxquelles nous lions l'idée des objets extérieurs, il s'ensuit que Dieu serait un être trompeur et qu'il se plairait à se jouer de ses créatures, si le témoignage des sens n'était pas pour nous un motif certain d'affirmer la réalité des corps.

Or, comme il n'est pas permis de supposer que Dieu, qui est un être essentiellement vrai, un être souverainement bon et sage, ait voulu nous dévouer à une erreur perpétuelle et inévitable, il est certain que les sens ne nous trompent point en nous attestant l'existence des corps.

D'ailleurs, en coûte-t-il plus à la puissance divine de créer l'univers, que de produire dans nos esprits l'illusion qui le représenterait? Il répugne donc à la plus simple notion de l'Etre suprême qu'il ait préféré, par un libre choix, le mensonge à la vérité? Et la raison repousse l'idée d'une hypothèse tellement extravagante que quiconque voudrait l'admettre devrait commencer par regarder son âme comme l'unique substance créée qui existât, ou du moins dont il pût soupçonner l'existence.

En raisonnant d'après la sagesse et la bonté de Dieu, on voit donc que la certitude que nous avons de l'existence des corps en général est infaillible et absolue, puisqu'il est contraire à l'essence des choses que Dieu soit un être trompeur.

Concluons donc que non-seulement nous connaissons l'existence des corps en général par le témoignage des sens, mais que par le même témoignage nous sommes également certains de l'existence de notre propre corps.

On peut remarquer cependant que la certitude que nous avons de chaque fait particulier, par le témoignage des sens, n'est qu'une certitude physique; certitude qui n'exclut pas absolument toute exception, puisqu'il n'est point contraire à la sagesse de Dieu, que dans des cas extraordinaires, et pour quelque fin importante, il retire les hommes de leur indifférence pour les merveilles qu'ils ont sans cesse sous les yeux, en les frappant par quelque nouveau prodige.

Quant aux conditions requises pour que le témoignage des sens mérite notre confiance, on en compte plusieurs. Il faut :

1° Que les sens n'attestent rien de contraire à la raison.

Ainsi, toutes les fois que nos sens nous attestent des choses qui répugnent à la raison, par exemple, lorsqu'ils attribuent aux corps des qualités sensibles, ou qu'ils attestent que les couleurs ou les odeurs sont en eux, ils ne méritent aucune confiance.

Mais, il faut le dire, cette confusion des qualités sensibles avec l'affection qu'elles ont la vertu de faire naître, n'a rien de réel; elle n'est qu'apparente. Aussi n'y a-t-il personne assurément qui s'y trompe et qui ne sache très-bien que dans le feu, par exemple, il n'y a rien de semblable au sentiment de chaleur qu'il me fait éprouver. Et qui d'ailleurs a jamais jugé qu'il eût dans les fleurs un sentiment d'odeur semblable à celui qu'elles occasionnent en nous?

y

Rien n'est donc moins réel que cette apparente confusion dont on a tant parlé, puisque, dans le fait, elle se réduit absolument à quelques formes elliptiques du langage, formes qu'il suffit d'expliquer pour faire cesser l'équivoque et disparaître l'erreur. 2o Il faut que le témoignage des sens soit constant et durable.

De là, les sensations qui nous surviennent pendant le sommeil ne peuvent pas motiver un jugement.

3° Qu'il soit uniforme, c'est-à-dire qu'un sens ne contredise pas un autre sens.

Celui donc qui, après avoir souffert l'amputation d'un membre, juge qu'il y éprouve encore de la douleur, porte un jugement qui est sans doute fondé sur le souvenir des impressions de douleur reçues et fortement senties, mais qui est faux, parce que l'attestation du toucher est contredite par le rapport de la vue, qui déclare que le membre amputé n'est plus là.

4o Que les sens soient appliqués aux objets qui leur sont propres.

Ainsi la vue doit juger des couleurs; l'ouïe, des

sons; le toucher, de l'étendue; le goût, de la saveur; et l'odorat, des odeurs.

5° Qu'ils soient sains et en bon état, et c'est ce dont nous pouvons toujours nous assurer, soit par notre propre expérience, soit surtout par l'opinion commune des personnes avec lesquelles nous vivons. Celui qui a la jaunisse ne peut bien juger des couleurs, puisqu'il n'y en a qu'une seule à ses yeux.

6o Qu'ils aient un rapport suffisant avec les objets, c'est-à-dire que les objets soient suffisamment rapprochés des sens, pour que l'impression sur les tissus nerveux ait lieu d'une manière convenable '.

Celui donc qui s'en rapporterait à ses sens pour juger des choses qui sont placées à une grande distance pourrait fort bien se tromper.

7° Qu'aucun obstacle, capable de les empêcher de remplir fidèlement leur fonction, ne s'interpose entre eux et les objets.

8 Enfin, il faut que, pour juger des objets, nous employions le plus de sens qu'il est possible.

C'est ainsi que, pour juger de la figure d'un corps,

1 Cette règle et la suivante sont heureusement exprimées dans ces vers de la Fontaine :

[blocks in formation]
« PreviousContinue »