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étant différents les uns des autres, il s'ensuit nécessairement qu'il doit y avoir plusieurs moyens d'en prendre connaissance, et par conséquent il faut admettre plusieurs motifs de jugement, plusieurs sources de certitude.

Mais il ne suffit pas d'avoir énuméré les différents motifs qui peuvent servir à étayer nos jugements, il faut aussi les évaluer, et déterminer le degré de confiance qu'ils méritent, en faisant connaître dans quelles circonstances ils sont certains, et dans quelles circonstances ils peuvent conduire à l'erreur. Commençons par le sens intime.

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Du sens intime. Le sens intime est le sentiment de ce qui se passe actuellement au dedans de nous, c'est le sentiment des phénomènes ou changements qui s'opèrent en nous.

Le sens intime, ainsi entendu, est un motif certain de jugement. En effet, le sens intime n'étant que la perception de l'état actuel de l'âme, il ne peut pas nous tromper en nous attestant les modifications présentes de l'âme; autrement il faudrait admettre que des affections dont nous avons le sentiment actuel, et dont nous nous attestons la réalité, pourraient cependant ne pas exister. Or, comme il serait absurde de dire que ce qui existe, peut en même temps ne pas exister (puisque dès lors qu'une chose est, elle ne peut plus ne pas être au même instant qu'elle est), il s'ensuit que sens intime, tant qu'il se borne à nous rendre compte de nos propres affections, ne peut point nous induire

le

en erreur, et qu'ainsi il est pour nous un motif infaillible de jugement.

il

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Première objection. Le sens intime n'est pas un motif infaillible de jugement, s'il excite à porter des jugements contradictoires'; or, il excite à porter des jugements contradictoires. En effet, je suppose qu'ayant une main placée dans un vase où il y a de l'eau chaude, et l'autre dans un vase où il y a de l'eau froide, n'estpas vrai qu'alors je porterai les deux jugements suivants: j'ai chaud, - j'ai froid? Or, ces deux jugements sont contradictoires; et, comme ce n'est que d'après ce que m'atteste mon sens intime sur mon état présent que je les porte, j'en conclus que le sens intime excite à porter des jugements contradictoires : de là la conséquence forcée qu'il n'est point un motif infaillible de jugement.

Réponse. Le sens intime est réellement un motif infaillible de jugement, car ces deux jugements, dont il est le motif, j'ai chaud, j'ai froid, dans la circonstance où ils sont portés, ne sont nullement contradictoires. Pour qu'ils fussent contradictoires, il faudrait que celui qui les porte éprouvât, en même temps, sous le même rapport, et surtout dans la même partie de son corps, un sentiment de chaleur et de froid; et ce n'est pas ce qui arrive, puisque l'un de ces jugements se rapporte à la main droite, et l'autre à la main gauche; donc, dans l'hypothèse proposée, il n'y a aucune contradiction entre les deux jugements: j'ai

1 Deux jugements sont contradictoires, lorsque l'un détruit ce que l'autre établit.

chaud, j'ai froid. Ce sont simplement deux jugements successifs qui sont vrais tous les deux, parce que tous les deux ont pour motif le sens intime qui n'induit jamais en erreur, ainsi que nous l'avons montré plus haut.

Deuxième objection. - Mais dans l'état de sommeil, dans la folie, l'esprit ne s'affirme-t-il pas ce qui n'est pas? l'âme n'éprouve-t-elle pas des affections illusoires? Donc, il y a des circonstances dans lesquelles le sens intime nous induit en erreur; donc, il n'est pas toujours un motif certain de jugement.

Réponse.

L'homme, en fait d'affections, ne s'affirme jamais rien d'illusoire, même dans les rêves et dans l'état de démence; et s'il juge qu'il éprouve quelques sentiments agréables ou pénibles, c'est qu'il les éprouve en réalité, c'est qu'il sent réellement tout ce qu'il se dit sentir. Il est vrai que les objets auxquels il rapporte les affections qui lui surviennent pendant le sommeil, ou dans la démence, n'ont aucune réalité extérieure; mais bien que ces objets n'existent pas, les affections elles-mêmes qu'il croit en recevoir, les peines ou les plaisirs qu'il éprouve en se figurant les voir, n'en sont pas moins réels. Et, comme c'est à attester ces affections, ces peines ou ces plaisirs, que doit se borner le sens intime, il s'ensuit qu'en déterminant l'esprit à s'affirmer leur existence, il ne le porte à s'affirmer rien de faux, rien de contraire à la vérité, rien d'illusoire.

Donc, le sens intime, tant qu'il n'atteste que les affections présentes de l'âme, et qu'il les atteste au

moment même où elles ont lieu, ne nous trompe jamais à l'égard de ces affections; donc il est toujours pour nous un motif infaillible de jugement, tant qu'on se borne à ne le consulter que sur les objets de sa compétence.

Il est clair que si l'on prend conseil de lui pour s'affirmer des choses qui ne sont point de son domaine, par exemple, pour juger de l'existence des objets placés hors de nous, il est clair, dis-je, qu'il n'est plus alors un motif infaillible de jugement, et qu'il peut entraîner l'esprit à s'affirmer ce qui n'est pas.

Mais ce n'est pas hors des limites de son domaine que le sens intime est un motif certain de jugement; ce n'est que tant qu'il s'y renferme.

De l'évidence. - L'évidence est une liaison d'idées si claire et si distinctement aperçue, qu'il est impossible que l'esprit s'y refuse.

On distingue deux sortes d'évidences : l'évidence immédiate ou intuitive, et l'évidence médiate ou déductive.

L'évidence immédiate est celle qui montre sur-lechamp le rapport de deux idées; c'est cette sorte d'évidence qui caractérise les propositions suivantes : Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles. Il ne peut y avoir de créature sans créateur, ou d'effet sans cause. Le tout est plus grand qu'une de ses parties.

L'évidence médiate est celle qui ne frappe pas tout d'abord l'esprit, à l'instant où une proposition est

énoncée; c'est celle qui ne se montre à nous qu'après que l'esprit a perçu clairement quelques rapports intermédiaires. Quand je dis : La somme des trois angles d'un triangle est égale à deux angles droits, j'énonce une proposition qui présente ce caractère; elle est évidente, mais son évidence n'est que médiate, autrement dit elle a besoin d'être prouvée. En effet, le rapport qui existe entre la valeur des trois angles d'un triangle et la valeur de deux angles droits, ne s'offre pas à l'esprit avec la même promptitude que le rapport qui existe entre un tout et l'une de ses parties.

Pour arriver à percevoir que les trois angles d'un triangle valent deux angles droits, on remarque d'abord que la valeur des trois angles d'un triangle est égale à la valeur de la demi-circonférence d'un cercle; on remarque ensuite qu'il y a aussi un rapport d'égalité entre la valeur de deux angles droits et la valeur de cette même demi-circonférence, et apercevant ainsi que les deux termes de la première proposition sont identiques avec un seul et même terme, on perçoit alors, et très-clairement, le rapport d'égalité qui existe entre eux.

En un mot, l'évidence immédiate ou intuitive est le caractère des propositions qui sont entendues dès que l'on comprend les termes qui les énoncent, tandis l'évidence médiate ou déductive est le caractère des propositions qui ont besoin d'être démontrées pour être rendues évidentes.

que

L'évidence, de quelque manière qu'elle se montre

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