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fond, on sentit ce qu'il souffrait dans son amour, dans sa pitié pour Pauline, et l'on admira son énergie à sacrifier son cœur à son Dieu, son indomptable courage, sa sublime « folie de la Croix ». C'est là, en effet, qu'était le drame religieux, celui qu'avait conçu, senti et voulu Corneille. Il semble qu'on était, en se plaçant à ce point de vue, bien plus près de la vérité, et qu'on admirait le traducteur de l'Imitation de Jésus-Christ comme il eût voulu être admiré.

V

CONCLUSION.

Ce n'est point pourtant encore ainsi que nous interprétons cette tragédie si profonde.

Dans l'un et dans l'autre point de vue, c'est toujours un des deux drames qu'elle contient que l'on admire aux dépens de l'autre, et il resterait encore cette imperfection qu'il y aurait deux actions différentes dans Polyeucte. Y en a-t-il donc vraiment deux? Non, il n'y en a bien qu'une. Il y a deux situations, qui, influant l'une sur l'autre, forment une seule action marchant droit à son but unique. Le lien de ces deux situations et le ressort par où elles pèsent l'une sur l'autre, c'est Pauline.

Ce que l'on n'a pas compris quand on ne s'atta

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chait qu'aux

tendres sentiments

de Sévère et de

Pauline, ou quand on ne voyait dans le drame que la grande figure de Polyeucte, c'est que Pauline aime Sévère au commencement du drame, et qu'elle aime Polyeucte à la fin; c'est que du sentiment du « devoir » qui l'attache à Polyeucte au début, elle passe successivement, en présence de l'héroïsme de cette grande âme, au respect, à l'estime, à l'admiration, et de l'admiration à l'amour. Ne désespère pas une âme qui t'adore! » « Et ton cœur... se figure un bonheur où je ne serais pas ! » - «Mon Polyeucte touche à son heure dernière ! »

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Madame la Dauphine montrait qu'elle n'entendait pas l'âme de Pauline quand elle disait, à ce que nous rapporte Madame de Sévigné : « Voilà pourtant la plus honnête femme du monde qui n'aime pas son mari. » Si! Pauline aime Polyeucte, et dès lors il y a bien deux évolutions de caractères, mais il n'y a plus qu'une action. Polyeucte, par l'amour qu'il inspire à Pauline, amène Pauline au sacrifice, et par elle Sévère à la magnanimité, et par Sévère, Félix au repentir tardif; il tire tout le drame à lui, l'entraîne à son dénouement, qui est la prosternation émue et étonnée de tous les personnages de la pièce devant la tombe ouverte d'un martyr de la foi. Voilà le drame chrétien tel que Corneille l'a sans doute conçu dans son cœur de croyant et dans son esprit de poète.

- Mais voilà la tragédie expliquée sans qu'il soit

dit un mot de la grâce, que l'on nous donnait comme un des ressorts de la pièce. Les moyens empruntés au merveilleux ne peuvent réussir au théâtre que si tout ce qui s'explique par eux peut s'expliquer, à la rigueur, sans qu'on y ait recours. Dès que la pièce est vraisemblable au point de vue purement humain, les ressorts miraculeux s'ajoutent par surcroît, et à la raison satisfaite unissent l'imagination séduite. Celle-ci suffirait au besoin, mais la raison fait le fond solide, où il vaut mieux que le reste s'appuie. Tous les grands tragiques, ceux même qui croyaient le plus fermement au merveilleux qu'ils employaient, les anciens d'un côté, Shakespeare de l'autre, ont, d'instinct, compris cette loi.

mort.

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Corneille l'a merveilleusement appliquée. Polyeucte peut, au sortir du baptême, par le seul effet d'une passion ardente qu'allume la grande pensée qu'il vient d'embrasser, avoir la vive impatience de déclarer hautement sa croyance; il peut, les idoles brisées, échauffé par le scandale même qu'il a provoqué, avoir la soif de la confession de sa foi par la Pauline peut, son époux mort sous ses yeux, entraînée par une admiration contagieuse et enflammée d'une émulation qui n'est qu'une forme de l'amour, vouloir rejoindre Poyeucte dans la tombe. Félix peut, insulté et menacé formellement par Sévère, pencher brusquement du côté où le pousse le bras toujours adoré du pouvoir, et aller à un excès d'acquiescement aux sentiments du favori,

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comme il donnait tout à l'heure dans un excès de complaisance à ses désirs supposés.

Et maintenant soyons chrétiens, et à toutes ces raisons humaines, ajoutons la puissance mystérieuse qui mène et ploie les volontés d'ici-bas; nous ne serons que plus touchés et ébranlés de tout ce dont nous étions déjà convaincus.

Mais il suffit d'être critique informé et avisé pour sentir de quelle puissance est cette création incomparable, si simple que par ses moindres côtés elle séduisait déjà une époque prévenue contre l'emploi du sentiment religieux au théâtre, si savante et profonde qu'il a fallu toute la science en histoire religieuse de notre siècle pour bien pénétrer la vérité de 'ce grand rôle de Polyeucte, pour bien entendre que Polyeucte c'est l'idée chrétienne opposée à la philosophie du bon sens éclairé (Sévère), aux intérêts mondains (Félix), aux idées de famille (Pauline).

Toute une histoire de l'établissement du christianisme est dans ce drame. Par Polyeucte tout seul on peut apprendre que, pour s'établir, le christianisme a dû briser aux cœurs de ses disciples l'intérêt personnel, cela va de soi, et aussi les plus légitimes affections humaines, et l'idée de patrie, et la raison même. Il n'y a peut-être pas de drame qui ouvre tout autour de lui de plus profondes perspectives, et qui pénètre plus loin dans l'âme humaine.

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