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que deviendront les autres beautés? ou plutôt, un ouvrage peut-il être beau sans la vérité? Voyons donc ce que c'est qu'une pensée vraie et une pensée fausse.

Toute pensée a nécessairement un objet. Par la pensée, l'esprit prononce sur les propriétés de cet objet, sur la convenance ou l'opposition qu'il a avec d'autres objets. Quand je dis le soleil est rond, mon esprit prononce sur la convenance qu'a l'idée de soleil avec l'idée de rondeur; et ma pensée est vraie, parce qu'en effet le soleil est rond... De même quand je dis le méchant n'est pas heureux, mon esprit prononce sur l'opposition qui se trouve entre l'idée de méchant et celle de bonheur; et ma pensée ės. ĉncore vraie, parce que les cœurs pervers ne sont pas heureux... La vérité de la pensée consiste donc à unir son objet à ce qui a de la conformité avec lui, ou à le séparer de ce qui lui est opposé.

Le faux au contraire consiste à lier dans une pensée deux idées qui s'excluent mutuellement, comme dans cette phrase, le méchant est heureux; ou à désunir celles qui ont du rapport; comme si je disois, le soleil n'est pas rond.

Pour former une pensée vraie, tout le secret est donc de saisir le rapport ou la disconvenance des idées qui la composent. Le malheur est que

ce rapport et cette disconvenance ne sautent pas toujours aux yeux. Quand la pensée ne porte que sur deux idées, comme dans les exemples précédens, la vérité alors se montre d'ellemême, sans qu'il soit besoin de la chercher. Mais à mesure que les idées accessoires se multiplient, son éclat devient moins sensible, les ténèbres s'épaississent, et l'on ne peut plus démêler le vrai qu'à l'aide de la réflexion.... Pour vous garantir de la fausseté, nous établi rons deux règles de conduite dans la production des pensées.

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RÉGLE I. Pour produire une pensée vraie, il faut bien réfléchir sur la nature de l'objet qui la constitue... Quiconque néglige ce précepte erre à l'aventure, et court risque de tomber dans le faux. Exemples.

1. Un poëte espagnol a dit d'une jeune personne qu'elle avoit peu d'années et plusieurs siècles de beauté. Cette pensée est fausse. L'idée de beauté et celle de siècle s'excluent l'une l'autre ; et réunies ensemble, elles n'offrent aucun sens, ou ne peuvent signifier qu'une beauté surannée; ce que l'auteur n'a pas voulu dire. Pour peu qu'il eût réfléchi sur la nature de la beauté, il auroit vu qu'il n'en est pas de cette qualité extérieure de l'homme comme de ses

qualités morales, telles que la prudence, la sagesse, etc. Quoique celles-ci soient l'apanage de l'âge fait, on les voit quelquefois briller dans la jeunesse ; et Virgile a pu les attribuer au jeune Ascagne en disant qu'il étoit

'Ante annos animumque gerens, curamque virilem. Énéide, 9. 311.

Mais il seroit ridicule de dire que la beauté va toujours croissant jusque dans la vieillesse, parce que cette qualité extérieure n'appartient qu'au premier âge, et qu'elle s'efface avec les années, snivant la belle pensée d'Ovide :

Forma bonum fragile est: quantumque accedit ad annos, Fit minor, et spatio carpitur ipsa suo.

2. Un de nos poëtes a dit :

Du devoir il est beau de ne jamais sortir,
Mais plus beau d'y rentrer avec le repentir.

Si la pensée du second vers est vraie, il s'en suit qu'on peut sans remords s'abandonner au

(* L'auteur n'a pas compris le sens du second vers. La pensée est vraie ct revient au proverbe : errare humanum est; errorem agnoscere, angelicum; in errore perseverare, diabolicum.)

crime, afin d'avoir le mérite de s'en repentir; cè qui est insoutenable. Cette pensée est donc fausse. Il falloit dire tout le contraire: il est beau de se repentir de ses fautes, mais il est plus beau de n'en point commettre.

RÈGLE II. Quiconque veut penser vrai doit subordonner la recherche des mots à l'étude des choses.... La plupart des écoliers pèchent contre cette règle; ils s'occupent trop de l'expression, et pas assez des choses. L'expression contribuant à rendre la pensée plus ou moins vraie, il est bon de la soigner, mais ce n'est que quand la pensée est bien conçue; sans quoi, on s'expose à choisir des termes qui dénatureront l'objet qu'on veut représenter, ou lui attribueront une propriété pour une autre.

Remarque. Une pensée est plus ou moins vraie, selon qu'elle est plus ou moins conforme à son objet. La conformité entière fait ce qu'on appelle la justesse de la pensée. Comme un habit est juste quand il va bien au corps de la personne qui le porte, la pensée est juste aussi quand elle convient parfaitement à la chose qu'elle représente de sorte qu'une pensée juste est, à proprement parler, une pensée vraie, de quelque côté qu'on la considère. Cette justesse est plus ou moins frappante, selon le choix des

expressions, qui doivent être justes elles-niêmes, c'est-à-dire, convenir parfaitement à la pensée. Exemples.

1. Tout le monde connoît ce distique d'Ausone sur Didon:

Infelix Dido, nulli benè nupta marito :

Hoc percunte fugis, hoc fugiente peris.

La pensée du petit vers est de la plus grande justesse... Tout cadre également bien dans le second vers de la traduction suivante:

Didon, tes deux époux ont causé tes malheurs.
Le premier meurt, tu fuis ; le second fuit, tu meurs.

2. Grotius a fait les vers suivans, sur un portrait de Henri IV:

Quantùm aliisreges, hic tantùm regibus exta
Et bello victor, victor et ipse sui.

Hic ille Henricus, quo Gallia dante recepit
Fracta decus, mores barbara, pauper opes.

Les pensées du dernier vers sont non seulement justes, mais encore concises. Cette symétrie d'expressions charme l'esprit : elle n'est pourtant pas essentielle à la justesse ; il suffit que la pensée soit vraie dans toute son étendue, sous quelque face qu'on la considère.

Quoique la fausseté soit un vice impardonnable dans une pensée, il ne faut pas être

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