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gion à la philosophie, la synthèse à l'analyse. De là le système néoplatonicien, dont le dernier grand représentant est Proclus. Ce système est le résultat du long travail des écoles socratiques. C'est un édifice élevé par la synthèse avec les matériaux que l'analyse avait recueillis, éprouvés, accumulés depuis Socrate jusqu'à Plotin. Mais autant vaut l'analyse, autant vaut la synthèse; et comme la philosophie socratique n'était pas le dernier mot de l'analyse, par la même raison la philosophie d'Alexandrie ne pouvait être la véritable synthèse. Elle embrassait le système entier des êtres; mais quel pouvait être ce système là où manquaient tant de sciences ignorées des anciens? L'astronomie seule, avec les mathématiques, avait pris les devants. Cependant l'astronomie avait été si peu loin, qu'Aristote, pensez-y bien, ce même Aristote qui a créé l'histoire naturelle et cultivé avec tant de soin la physique et la météorologie, prétendait, sur des raisons toutes spéculatives, que la matière du soleil est incorruptible. C'était une pure hypothèse; elle a duré près de vingt siècles. Voilà ce qu'il en coûte pour sauter par-dessus l'analyse et se précipiter d'abord dans la synthèse. Comme Aristote était un homme de génie, et qu'il est encore plus facile de répéter sans raison que de contredire en donnant ses motifs, on a répété jusqu'au dix-septième siècle que la matière du soleil est incorruptible. On l'avait enseigné à Galilée, et longtemps ce grand homme le crut peut-être sur la foi d'Aristote. Mais un jour il invente, ou, si vous voulez, il perfectionne le télescope, et il l'applique au soleil. Il y

voit des taches. De là le renversement de l'hypothèse d'Aristote, et encore après bien des résistances. Ainsi vont se prolongeant et se perpétuant les hypothèses, toutes les fois qu'elles ne sont pas fortement contredites par l'observation; et elles sont inévitables toutes les fois que la synthèse n'a pas été précédée par l'analyse.

Le télescope et Galilée nous conduisent tout naturellement au milieu de l'Europe moderne. En effet, il faut mettre de côté la scholastique, quand il s'agit de méthode et d'analyse. La scholastique empruntait à l'autorité ses principes et ses conséquences. Il n'y avait donc lieu à aucune expérience, à aucune vraie analyse qui eût pu déranger les principes, et les conséquences avec les principes. Il n'y avait pas lieu davantage à l'invention synthétique et à l'hypothèse ; car le génie de l'hypothèse eût pu conduire à des in novations. A la rigueur, la scholastique n'est qu'un commentaire des Écritures à la fois et d'Aristote1. Cependant, comme l'esprit humain, si enchaîné qu'il soit, conserve toujours quelque liberté, il y a d'admirables efforts et des travaux heureux dans la scholastique; il y a une analyse ingénieuse et subtile, quoique souvent verbale; il y a aussi une ordonnance habile des différentes matières de l'enseignement, une synthèse puissante, mais artificielle.

Le seizième siècle, vous le savez, n'est qu'unc sorte d'insurrection tumultueuse de l'esprit nouveau contre la scholastique. La philosophie moderne ne s'est assisc

1 Voyez plus bas, leçon 1.

qu'au dix-septième siècle, et elle ne pouvait s'asseoir et prendre de la consistance que dans la méthode. Averti par les faux pas du seizième siècle, le premier soin de l'esprit humain est alors d'élever des barrières contre sa propre impétuosité. De toutes parts on est en quête de la vraie méthode. Dès son début, la philosophie moderne trahit la réflexion profonde et la circonspection qui la caractérisent. Au lieu de marcher en avant, au hasard, à la poursuite de la vérité, elle revient sur elle-même, et se demande par où et comment elle doit marcher. La méthode, la méthode, c'est là le grand objet que se proposent Bacon et Descartes.

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L'entreprise de Bacon est dirigée contre la scholastique. Il attaque le formalisme de la méthode péripatéticienne, la logique de déduction, qui divisait et classait sans doute, mais qui divisait et classait des mots plutôt que des choses. Il appelle ses contemporains à un travail plus sérieux; il les exhorte à sortir de l'école, à philosopher en présence de la nature, et il ramène toute la philosophie à l'observation, et à l'induction fondée sur l'observation. C'est surtout l'observation qu'il recommande; car, comme il le dit, on n'apprend à commander à la nature qu'en lui obéissant. La grandeur des résultats est en raison même de la sagesse des procédés. Et observer, pour Bacon,

Sur Bacon, voyez plus bas, leçon xi.

2 Voyez dans les œuvres de Bacon la seconde partie de l'Instauratio magna, qu'il appelle le Nouvel organe, par opposition à celui d'Aristote. Novum organum, lib. I, aphorism. 129: « Naturæ non imperatur nisi parendo. >>

ce n'est pas seulement profiter des bonnes fortunes que le hasard nous envoie; l'observation baconienne est plus que cela, c'est l'expérimentation. Bacon veut une observation qui interroge la nature, au lieu d'en être une écolière passive; une observation qui divise, et, pour me servir de ses expressions énergiques, qui dissèque et anatomise la nature 1. L'induction est le procédé par lequel l'esprit s'élève du particulier au général, des phénomènes à leurs lois, à ces lois, qui sont comme des tours élevées auxquelles on ne peut arriver que par tous les degrés de l'observation, mais du haut desquelles ensuite on domine un vaste horizon.

C'est par cette méthode que Bacon entreprit de renouveler la philosophie. Mais par là il entend, et on n'a pas assez fait çette remarque, il entend surtout, non pas la philosophie tout entière, mais une partie de la philosophie, la philosophie naturelle, la physique. Elle est de Bacon cette phrase: «Quand l'observation s'applique à la nature, elle en tire une science réelle comme la nature; quand elle s'applique à l'âme, elle

1 Ibid., aphor. 124: Mundi dissectione atque anatomia diligentissima. >>

2 « Mens humana si agat in materiem, naturam rerum ac opera Dei « contemplando, pro modo naturæ operatur atque ab eadem determi<< natur; si ipsa in se vertatur, tanquam aranea texens telam, tum << demum interminata est, et parit certe telas quasdam doctrinæ te« nuitate fili operisque mirabiles, sed quoad usum frivolas et inanes. >> Première partie de l'Instauratio magna, appelée De Augmentis scientiarum, livre I, paragraphe 31 de l'excellente édition de M. Bouillet, EUVRES PHILOSOPHIQUES DE BACON, t. Ier p. 63. C'est en vain, selon nous, que le savant éditeur entreprend de justifier entièrement ce passage, qui, dans son excès, trahit au moins la pente de l'esprit tout anglais de Bacon.

n'aboutit qu'à des rêveries frivoles. » Et comme une exagération en amène toujours une autre, au lieu d'allier sévèrement et fortement l'observation et l'induction, l'analyse et la synthèse, bientôt les disciples de Bacon portèrent tous leurs efforts sur l'observation et sur l'analyse, qu'ils concentrèrent même sur les objets sensibles. De là une école purement empirique, et à sa suite une école de métaphysique sensualiste.

Notre Descartes a fait de son côté la même entreprise que l'Angleterre, dans son patriotisme exclusif, attribue au seul Bacon; il a proclamé les mêmes principes, et presque la même méthode, avec moins d'éclat sans doute dans l'imagination et dans le style, car Bacon est un compatriote et un contemporain de Shakspeare ; mais avec la mâle simplicité et l'austère vigueur d'un compatriote et d'un contemporain de Corneille, surtout avec la clarté suprême qui caractérise toujours celui qui ne se contente pas de tracer des règles, mais qui les met lui-même en pratique, et donne l'exemple avec le précepte. La méthode de Descartes se compose de quatre règles; les voici :

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1° Ne se fier qu'à l'évidence. C'est exhorter la philosophie à sortir de la tradition, de l'autorité, du formalisme de l'école, et à devenir réelle et vivante.

2o Diviser les objets autant que faire se peut. Cette division est la dissection et l'anatomie de Bacon.

3o Faire des dénombrements aussi nombreux, aussi étendus, aussi variés que faire se pourra. - C'est recommander à l'analyse d'être complète, et d'épuiser l'observation avant de tirer aucune conclusion: règle

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