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connue, il me suffira de vous en rappeler les traits principaux et caractéristiques.

Qu'est-ce que le dix-huitième siècle? quels sont ses rapports avec les siècles qui le précèdent? en quoi leur ressemble-t-il? en quoi en diffère-t-il? Il leur ressemble en ce qu'il continue leur action; il en diffère en ce qu'il la continue sur une plus grande échelle.

Et quelle est cette action? ce n'est pas moins que l'enfantement de l'histoire moderne, la rupture des temps nouveaux avec les temps anciens, c'est-à-dire avec le moyen âge.

Que le moyen âge soit une des plus grandes époques de l'humanité, qu'il ait été nécessaire, qu'il ait même été un progrès véritable sur les époques qui le précédaient, c'est une vérité au-dessus de toute controverse dans l'état présent de la science historique; mais il n'est pas moins certain que ce qui avait été un progrès était devenu un obstacle, et que le moyen âge, après avoir remplacé utilement l'antiquité, avait fait son temps et devait céder la place à une ère nouvelle : tout cela n'a pas même besoin d'être rappelé. Mais je vous prie de ne point oublier une distinction importante: autre chose est le moyen âge, autre chose est le christianisme. Sans doute le christianisme était dans le moyen âge, et il y a fait tout ce qui s'y est fait de bon et de grand; mais il y était sous les conditions du temps. Le christianisme est le fond même de la civilisation moderne; mais il fallait qu'il sortît du moyen âge, pour se développer selon sa nature et porter tous les fruits qui lui appartiennent. Il en est

sorti en effet par une suite de révolutions, qui sont l'histoire moderne proprement dite.

Fils légitime du christianisme, l'esprit nouveau a fait son apparition dans le monde vers le seizième siècle : son but final était de substituer au moyen âge une société entièrement nouvelle. Ses premiers efforts devaient donc se diriger contre les abus du pouvoir qui dominait au moyen âge, abus déplorables qui commençaient à obscurcir aux yeux des peuples l'action généreuse et bienfaisante de la papauté. Il demanda une réforme nécessaire dans les conciles de Bâle et de Constance, par la voix des plus grands docteurs: on ne l'entendit point, on le repoussa, on le combattit; pour se défendre, il fit une révolution que ni Charles-Quint ni François Ier ne purent étouffer, et qui remplit la plus grande partie du seizième siècle. On se plaît aujourd'hui à nous représenter le dix-septième siècle comme un âge de stabilité et de repos. C'est une illusion; le dix-septième siècle est tout aussi agité que le seizième. En effet, que voyez-vous dans la première moitié du dix-septième siècle? La continuation des guerres de la réformation. Ces guerres remuent tout l'empire germanique et ne finissent qu'au traité de Westphalie. Ce traité est un aveu solennel que l'esprit nouveau était arrivé à un tel état de force qu'il était impossible de ne pas compter avec lui. Et qu'y a-t-il dans la seconde moitié du dix-septième siècle? encore une révolution ; une révolution qui continue la première et lui donne une face nouvelle, une face politique. La révolution de 1640 et de 1688 en Angleterre est le grand événement du

milieu et de la fin du dix-septième siècle. Héritier des siècles qui l'avaient précédé, le dix-huitième est venu consommer leur ouvrage. Le seizième et le dix-septième siècle avaient miné, ébranlé le moyen âge; la mission du dix-huitième était de lui porter le dernier coup. De là ses caractères essentiels.

Deux révolutions, l'une religieuse, l'autre politique, remplissent le seizième et le dix-septième siècle; mais ce n'étaient là que des révolutions partielles. La révolution religieuse ne semblait pas renfermer la révolution politique personne alors ne songeait à ce rapport aujourd'hui si manifeste, et il fallut que le temps se chargeât de le faire paraître; il fallut que la révolution d'Angleterre sortît du protestantisme, pour que l'on aperçût la portée de la première révolution. On vit bien que cette première révolution n'était pas exclusivement religieuse, puisque son principe venait de produire une révolution politique; et il fallut bien reconnaître que le principe de la seconde n'était pas exclusivement politique, puisqu'il avait déjà produit une révolution religieuse. C'est la logique de l'histoire qui, des deux expériences du seizième et du dix-septième siècle, ajoutées l'une à l'autre et combinées entre elles, tira cette hardie généralisation, c'est-à-dire celle du principe de la liberté.

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Tout ce qui est partiel est et reste local aussi la révolution allemande et la révolution anglaise n'ont-elles point dépassé les positions fortes mais bornées qu'elles occupaient il y a plus d'un siècle, parce que leur principe propre manque de généralité. Il n'y a que ce qui

est général qui convienre à tout, qui, par conséquent, puisse se répandre partout. La généralisation des idées a pour effet inévitable leur propagation et leur diffusion. Ce sont là les deux grands caractères du dix-huitième siècle. Examinez-le bien ; vous le voyez aspirer en toutes choses à ce qu'il y a de plus général; et en même temps vous le voyez appliquer à tout et partout les principes qu'il a une fois généralisés. De là dans un pays la fusion de toutes les classes, principe caché de la future égalité; et la fusion de tous les pays en Europe, principe caché de la future unité européenne. Déjà ce rapprochement des classes et des pays paraît au dix-huitième siècle; il s'y forme peu à peu une unité dans laquelle se rencontre et se reconnaît toute l'Europe civilisée. Mais cette unité nouvelle est purement morale, et elle a en face d'elle les débris subsistants de la vieille unité du moyen âge, les lois et les institutions des temps anciens, qui doivent la détruire ou être détruites par elle. Or, jusqu'ici la civilisation n'a jamais été vaincue : elle ne l'a pas été au dix-huitième siècle. Le moyen âge a donc succombé ; le dix-huitième siècle l'a relégué dans l'histoire: c'était là la mission du siècle qui succédait au dix-septième et au seizième; et cette mission a déterminé l'esprit du dix-huitième siècle, avec les deux caractères que je viens de vous signaler.

Suivons rapidement l'esprit du dix-huitième siècle dans toutes ses grandes manifestations politiques, religieuses, morales, littéraires, scientifiques; car c'est de tous ces éléments que doit sortir la philosophie que nous cherchons.

Voici les grands phénomènes politiques du dix-huitième siècle; ce n'est pas moi qui parle, c'est l'histoire : affaiblissement de toutes les puissances qui avaient joué le principal rôle au moyen âge, et avénement sur la scène du monde de puissances nouvelles, inconnues au moyen âge, c'est-à-dire affaiblissement de toutes les puissances méridionales et création de puissances septentrionales. L'Italie s'enfonce de plus en plus dans sa nullité politique. L'Espagne et le Portugal y gravitent peu à peu. Qu'est devenue la marine portugaise? où sont les grands guerriers et les navigateurs portugais? Le Portugal n'est plus qu'une colonie anglaise. Où sont les vieilles bandes espagnoles qui avaient mis la main dans tous les grands événements des siècles précédents? elles sont mortes à Rocroi et à Lens. N'aimez-vous pas la guerre comme mesure de la puissance des peuples? Prenez une mesure plus pacifique, au moins en apparence prenez les grands hommes, ces vives images de l'humanité en chaque siècle; montrez-moi les grands hommes que produit alors le midi de l'Europe. En cherchant bien, on trouve deux hommes qui n'ont manqué ni de talent ni de caractère et qui appartiennent presque à l'histoire. Le premier, animé de l'esprit nouveau, mais ne sachant pas à quel peuple il a affaire, tente sur ce peuple une impraticable entreprise : il lui faut donc employer la violence, et la violence se résout en impuissance de là, en Portugal, les tentatives malheureuses de l'énergique marquis de Pombal. Le second, formé à une toute autre école, essaye de lutter contre l'esprit du temps : il entreprend de replacer le pré

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