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ONZIÈME LEÇON.

PHILOSOPHIE MODERNE. XVII SIÈCLE. SENSUALISME
ET IDÉALISME.

Philosophie moderne. Ses traits généraux.

Deux âges dans la philosophie moderne: le premier âge est celui de la philosophie du dixseptième siècle. Écoles du dix-septième siècle. École sensualiste: Bacon, Hobbes, Gassendi, Locke. · École idéaliste: Descartes, Spinoza, Malebranche.

La philosophie de la Renaissance se peut définir l'éducation de la pensée moderne par la pensée antique. Son caractère est une imitation ardente et souvent aveugle; son résultat nécessaire a été une fermentation universelle, qui portait dans son sein une révolution. Cette révolution s'est accomplie au dix-septième siècle ; c'est la philosophie moderne proprement dite.

Le trait le plus général qui la distingue est l'indépendance.

1o La philosophie moderne s'affranchit de l'autorité qui dominait toute la Renaissance, de ce culte de l'antiquité qui d'abord avait éveillé et animé l'esprit

humain, mais le fascinait et l'enchaînait. Elle rompt avec le passé, ne songe qu'à l'avenir, et se sent la force de le tirer d'elle-même. On dirait que, de peur de se laisser charmer par Platon et par Aristote, elle en détourne les yeux comme à dessein. Bacon, Gassendi et Leibnitz exceptés, tous les grands philosophes de l'ère nouvelle, Descartes, Spinoza, Malebranche, Hobbes, Locke, et leurs disciples, n'ont aucune connaissance, et presque aucun respect de l'antiquité; ils ne lisent guère que dans la nature et dans la conscience.

2o La philosophie moderne s'affranchit encore d'une autre autorité, qui avait régné en absolue souveraine pendant tout le moyen âge, l'autorité ecclésiastique, en séparant à jamais dans l'école et dans la pensée la philosophie et la théologie, comme dans l'État la royauté, s'émancipait aussi par la séparation judicieuse de la puissance temporelle et de la puissance spirituelle. Jusqu'alors la confusion de ces deux puissances avait produit tour à tour la domination et la servitude de l'une des deux et entretenu des troubles funestes: leur séparation régulière établit leur mutuelle indépendance, et mit enfin la paix dans les consciences et dans la société. De même, en délimitant avec précision le domaine de la théologie et celui de la philosophie, en assurant à l'une l'exposition et la défense des vérités de l'ordre surnaturel, et en abandonnant à l'autre la recherche des vérités de l'ordre naturel en physique et en métaphysique, on conquit du mème coup à la théologie un respect sincère et universel et à la philosophie une juste liberté. Suivez en effet le cours du dix-sep

:

tième siècle la sécularisation progressive de la philosophie y est évidente de toutes parts. Cherchez, par exemple, qui sont les deux grands hommes qui ont fondé la philosophie moderne. Appartiennent-ils au corps ecclésiastique, à ce corps qui au moyen âge avait fourni à la scholastique de si grands interprètes? Non, les deux pères de la philosophie moderne sont deux laïques; et, à quelques exceptions près, on peut dire que, depuis le dix-septième siècle jusqu'à nos jours, les philosophes les plus illustres ont cessé de sortir des rangs de l'Église. Au début du moyen âge les couvents avaient été les foyers de l'instruction philosophique. Bientôt s'établirent les universités; c'était un pas considérable, car dans les universités, surtout, vers la fin du moyen âge, au quinzième et au seizième siècles, parmi les professeurs s'étaient déjà glissés quelques laïques. Le dix-septième siècle vit naître une institution toute nouvelle, qui est aux universités ce que les universités avaient été aux couvents, les académies. Elles commencèrent en Italie vers la fin du seizième siècle, mais c'est au dix-septième siècle qu'elles se répandirent en Europe. Il y en a trois qui jetèrent d'abord le plus grand éclat, et furent extrêmement utiles à la libre culture de la pensée. Ce sont : 1o la Société royale de Londres, établie sur le plan même de Bacon1; 2° l'Académie des sciences de Paris, création utile du génie de Colbert comme l'Académie

1 D'abord à Oxford en 1645, puis définitivement, avec privilége, à Londres en 1663. En ont été membres Newton, Locke, etc.

française avait été la création brillante du génie de Richelieu; 3° l'Académie de Berlin, fondée en 1700, non-seulement sur le plan de Leibnitz, mais par Leibnitz lui-même, qui en fut le premier président et rédigea le premier volume de ses mémoires.

Un autre caractère de la philosophie moderne est, je vous l'ai déjà dit et n'ai besoin que de vous le rappeler, la détermination d'un point de départ fixe, l'adoption d'une méthode; et ce point de départ, cette méthode, c'est l'étude de la nature humaine, fondement et instrument nécessaire de toute saine philosophie, c'est-àdire la psychologie.

En entrant dans la philosophie moderne pour en étudier avec vous les systèmes, après en avoir reconnu les caractères généraux, la première réflexion qui se présente à mon esprit, c'est qu'en vérité la philosophie moderne est bien jeune. Dans l'Inde, malgré l'incertitude des dates, on peut affirmer que la philosophie a vécu de bien longs siècles. Dans la Grèce, la philosophie a duré douze cents ans, depuis Thalès et Pythagore jusqu'à la fin de l'école d'Athènes. La scholastique a régné six siècles; la Renaissance, à proprement parler, n'est que la préface de la philosophie moderne, elle n'en fait point partie; en sorte que la philosophie moderne, dont nous sommes les produits et les instruments, cette philosophie compte à peine deux siècles d'existence. Jugez du vaste avenir qui est devant elle, et que cette considération enhardisse et encourage ceux qui la trouvent encore si mal assurée dans ses procédés, si indécise dans ses résultats. Cependant, quoique bien jeune encore, elle

est grande déjà, et en deux siècles elle a produit tant de systèmes que dans ce mouvement, qui est d'hier en quelque sorte, on peut distinguer deux âges : le premier, qui commence avec le dix-septième siècle et s'étend vers le milieu du dix-huitième; le second, qui embrasse toute la dernière moitié du dix-huitième siècle avec le commencement du nôtre 1. Ces deux âges ont cela de commun qu'ils participent tous deux de l'esprit général de la philosophie moderne; et chacun d'eux a cela de particulier qu'il en participe plus ou moins et en un degré différent. Je dois aujourd'hui vous entretenir du premier, de la philosophie du dix-septième siècle.

Deux hommes l'ouvrent et la constituent, Bacon ct Descartes. Il faut savoir reconnaître en ces deux hommes leur unité; car ils doivent en avoir une, puisqu'ils sont les fondateurs d'une philosophie qui est une dans son esprit ; et en même temps il faut reconnaître leur différence, puisqu'ils ont mis la philosophie moderne sur deux routes entièrement différentes. Tous les deux ont eu, ce qui est bien rare, la conscience de ce qu'ils faisaient ils savaient qu'une réforme était nécessaire, que déjà on l'avait tentée et qu'on y avait échoué; et c'est volontairement et sciemment qu'ils ont renouvelé cette difficile entreprise et l'ont exécutée. Dans tous leurs ouvrages respire le sentiment de l'esprit de leur temps, dont ils se portent

1Cette distinction de deux époques dans la philosophie moderne. d'après le progrès de la méthode même, est déjà indiquée dans LE VRAI LE BEAU ET LE BIEN, Discours d'ouverture, p. 4.

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