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principe de l'autorité; et le caractère de la réflexion, la personnalité, renferme le principe de l'indépendance.

Ce sont là, comme je l'ai fait voir bien souvent', les deux moments fondamentaux de la pensée. A ces deux grands faits intérieurs correspondent deux grands faits publics qui s'appellent la religion et la philosophie.

La religion et la philosophie sont entre elles dans le même rapport que la spontanéité et la réflexion. Elles se tiennent par d'intimes liens. Comme la réflexion suppose l'intuition spontanée, ainsi la philosophic a pour base la religion, mais sur cette base elle se développe d'une manière originale. La spontanéité est le génie bienfaisant de l'humanité, et la réflexion la part hasardeuse et sublime de quelques hommes de même la religion préside aux destinées du genre humain, tandis que la philosophie ne convient qu'à un très-petit nombre, mais ce petit nombre-là est une élite immortelle. La spontanéité et la réflexion subsistent chacune à sa place et accomplissent l'office qui leur est assigné de même encore la religion et la philosophie ont chacune un domaine différent et limitrophe, et elles se développent sans jamais pouvoir se confondre, ni se détruire, ni se remplacer. Considérez l'histoire, ce miroir vivant de la pensée partout vous apercevez la religion et la philosophie, et partout vous les voyez distinctes; partout la religion paraît avec les sociétés

'Sur la spontanéité et la réflexion, voyez INTRODUCTION A L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, leç. t, vi et vu; DU VRAI, DU BEAU ET DU BIEN, leg. n et

naissantes, et partout, à mesure que les sociétés grandissent, de la religion sort la philosophie'.

Puisque la religion et la philosophie représentent dans l'histoire deux moments distincts de l'esprit humain, il semble qu'elles pourraient se distinguer l'une de l'autre dans l'histoire aussi paisiblement que dans la pensée. Par exemple, il semble que la religion, comme une bonne mère, devrait consentir de bonne grâce à l'émancipation de la philosophie, quand celle-ci a atteint l'âge de la majorité; et que, de son côté, la philosophie, en fille reconnaissante, tout en revendiquant ses droits et en en faisant usage, devrait être, pour ainsi dire, en recherche de vénération et de déférence envers la religion. Il n'en va point ainsi. L'histoire atteste que tout ce qui est distinct dans la pensée se manifeste, sur ce théâtre du temps et du mouvement, par une opposition qui elle-même éclate par des déchirements douloureux. Ce n'est pas moi qui fais cette loi; je la recueille de toutes les expériences de l'histoire. En effet, partout vous voyez la religion faire effort pour prolonger l'enfance de la philosophie et pour la retenir en tutelle, et partout aussi vous voyez la philosophie se mettre en révolte contre la religion, et déchirer le sein qui l'a nourrie. Dans l'âme du vrai philosophe, la religion et la philosophie s'unissent sans se confondre et se distinguent sans s'exclure. Mais dans l'histoire tout est combat, tout est guerre rien ne naît, rien

1 Sur l'éternelle distinction et l'éternelle coexistence de la religion et de la philosophie. voyez particulièrement PREMIERS ESSAIS, Avertissement de la troisième édition, p. xi-xv.

2 INTRODUCTION A L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, leçon vi et leçon ix.

ne commence à paraitre qu'au milieu des orages, du sang et des larmes. Toujours la religion enfante la philosophie, mais elle ne l'enfante que dans la douleur, dans une crise plus ou moins longue, plus ou moins violente, de laquelle les lois éternelles du développement de la pensée ont voulu que la philosophie sortit constamment victorieuse.

Regardez l'Orient l'Orient est la patrie des religions. Oui, sans doute; mais ou les lois de l'intelligence auront été suspendues dans l'Orient, ou dans cette patrie des religions la réflexion aussi aura ses droits et la philosophie sa place. L'histoire de l'Orient est profondément obscure; cependant parmi ses traditions incertaines, on entend le bruit de grandes guerres qui ont eu lieu, ici, en Égypte et en Perse, entre les prêtres et les rois; là, dans l'Inde, entre les Schatrias et les Brachmanes, la race des guerriers et la race sacerdotale. Outre ces grands débats qui se laissent entrevoir à travers les nuages dont l'Orient est encore enveloppé, vous trouvez cet autre fait incontestable, que d'abord, dans l'Inde, l'autorité des Védas est absolue, et qu'ensuite les Védas conduisent à une explication, religieuse encore mais déjà philosophique. Et ce n'est pas là le dernier mot de la philosophie dans l'Inde. A la suite ou à côté de la théologie orthodoxe ont paru un grand nombre de philosophies indépendantes jusqu'à la révolte, et la philosophie Sankhya et la philosophie Bouddiste, philosophies dont le caractère avoué et le premier précepte est le rejet de l'autorité des Védas1.

1 Sur la philosophie indienne, voyez plus bas les leçons v et vi.

L'expérience de l'Orient, quoique obscure encore dans ses circonstances, n'est cependant pas douteuse quant au point fondamental, la distinction de la religion et de la philosophie. Mais la seconde expérience de l'histoire est bien autrement concluante; elle est aussi. claire dans ses moindres détails que décisive dans ses résultats je veux parler de l'expérience grecque', s'il est permis de s'exprimer ainsi; car l'histoire est un recueil d'expériences dans lesquelles on peut étudier les lois de la pensée humaine. Que voyez-vous dans le berceau de la Grèce? des religions qui se répandent sur le territoire, le vivifient, président à la formation des villes, des arts, des gouvernements, et remplissent les siècles fabuleux et héroïques de la Grèce. Bientôt un peu de réflexion s'éveille, et il se fait une espèce de compromis entre l'autorité des cultes populaires et le besoin naissant de la réflexion; de là les mystères. Les mystères sont le passage de la religion à la philosophie bientôt ce passage est franchi; les initiations, que l'on peut bien supposer avoir été rares, discrètes, soumises à des conditions sévères, ne suffisent plus, et à la place de quelques initiés s'élève une race d'hommes nouveaux qui s'appellent des philosophes. Philosophes! c'est le génie de la Grèce qui a mis ce mot dans le monde; philosophes, c'est-à-dire des hommes qui ne se croient pas des sages, mais qui aimeraient à l'être, des hommes qui ne prétendent pas avoir trouvé la vérité, mais qui font profession de la chercher. Ce sont de libres cher

1 Plus bas, leçons vi et vin sur la philosophie grecque.

:

cheurs, et rien autre chose. Cette prétention était modeste a-t-elle été acceptée? et quel a été en Grèce le sort de ces libres chercheurs de la vérité? Pour qu'on ne puisse alléguer la barbarie des temps, je vous conduirai tout d'abord à Athènes, et à Athènes dans le temps de sa plus grande liberté démocratique et de sa plus florissante civilisation, entre Périclès et Alexandre. Là, quel a été le sort de la philosophie? vous le savez, et je serai court. Il a fallu les larmes, les larmes publiques de Périclès, du dictateur d'Athènes, du vainqueur de l'Eubée, de celui qui avait décidé tant de fois de la paix et de la guerre, pour sauver une faible femme, Aspasie, suspecte de philosophie. Mais toute l'éloquence de Périclès ne put sauver son maître et son ami Anaxagoras. Anaxagoras fut condamné à une prison qu'il ne changea dans ses vieux jours que pour un exil perpétuel. Qu'enseignait donc Anaxagoras? il enseignait, et le premier il entreprit de démontrer que la cause première des phénomènes visibles de ce monde n'est ni l'air, ni l'eau, ni la terre, ni le feu, mais l'intelligence, une intelligence toute-puissante. Vous connaissez la destinée de Socrate. Je ne vous la rappellerai pas; je vous prie seulement de ne point oublier que le dévouement de Socrate est d'autant plus sublime que Socrate n'ignorait pas où le conduirait la philosophie. Mais ce que vous savez peut-être moins bien, c'est qu'après la mort d'Alexandre, Aristote lui-même, le père de l'histoire naturelle, le fondateur de la logique et de la métaphysique régulière, Aristote, chargé d'ans et de gloire, eut toutes les peines du monde à sauver sa

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