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des procédés qu'ils suivaient à leur insu. Au dix-huitième siècle, non-seulement la richesse générale augmente, mais l'esprit de réflexion et d'analyse recherche les causes de la richesse, les procédés qui la produisent, l'élèvent ou l'abaissent. De là l'économie politique, science entièrement nouvelle, à moitié fran çaise, à moitié anglaise1.

Jusque-là l'esprit humain avait senti la beauté, il l'avait admirée dans les ouvrages de la nature, il l'avait admirée dans ses propres ouvrages, mais sans réduire en système les motifs de son émotion en présence de la beauté et les caractères de cette beauté. Ce n'est pas le dix-huitième siècle, sans doute, qui s'est fait le premier cette question Qu'est-ce que le beau? mais c'est lui qui en la divisant et la subdivisant en a tiré une science régulière qui a ses principes, sa culture à part et ses progrès. C'est le dix-huitième siècle qui a mis au monde la haute critique, l'esthétique, comme dit l'Allemagne, qui, sans l'avoir inventée, l'a portée si loin 2.

Jusque-là les familles et aussi les institutions publiques avaient élevé de leur mieux les générations naissantes; mais on n'avait jamais songé à porter de ce côté la réflexion et la méthode, et l'éducation était abandonnée à la routine. Le dix-huitième siècle, qui a tout soumis à l'examen, a fait de l'éducation d'abord un problème, puis une science, puis un art; de là la pédagogie le mot est peut-être un peu ridicule; la chose est sacrée.

'PHILOSOPHIE ÉCOSSAISE, leçon v, sur Smith. 2 Ibid., leçon, Hutcheson.

Tel est à peu près l'inventaire du dix-huitième siècle. Si vous étudiez attentivement ce siècle, vous reconnaîtrez dans tout ce qu'il a créé, comme dans tous les développements nouveaux qu'il a ajoutés à ce que lui léguaient les siècles précédents, l'empreinte du même caractère. L'esprit du dix-huitième siècle se demande compte de tout, pénètre jusqu'aux éléments les plus intimes des choses, des êtres, des questions et des faits; il ne s'arrête que quand il est arrivé aux éléments les plus simples, à des éléments qu'il trouve indécomposables. Or, expérimenter ainsi, décomposer, analyser, c'est dissoudre. Ce n'est pas une ressemblance de mot; l'identité est dans la chose; et cette identité ressort de l'examen comparé des sciences, des arts, de la littérature, de la morale, de la religion et de la politique, dans toute l'étendue du siècle.

Il ne nous reste plus qu'à tirer de tous ces antécédents les conséquences qu'ils renferment, ou plutôt à vous rappeler comment l'histoire s'est elle-même chargée de les tirer.

Il faut distinguer dans le dix-huitième siècle la première moitié où le travail du siècle se fait, mais sourdement, d'une manière occulte et inaperçue, et la seconde moitié où ce travail éclate. Le dernier quart du dix-huitième siècle a été si riche en productions de toute espèce que l'on peut dire que, non-seulement chaque année, mais chaque mois enfantait sa découverte, ajoutait à la fécondité et à la puissance de l'esprit nouveau. Quand on suit attentivement en toutes choses les progrès de cet esprit vers 1789, on est frappé de

l'impossibilité qu'un travail si ardent et si vaste, s'accroissant toujours par ses effets mêmes, ne produise enfin une explosion. De là la nécessité d'un grand événement dans lequel devait se résoudre le dix-huitième siècle. Mais où devait éclater ce grand événement? Ce ne pouvait être en Angleterre, car d'abord l'Angleterre avait payé sa dette à l'esprit des révolutions; puis, il s'agissait d'en finir avec le moyen âge en généralisant le principe de l'esprit nouveau, et l'Angleterre ne généralise guère; enfin l'Angleterre est une île qui a sa part dans les destinées du monde, mais qui ne joue pas sur le continent européen le principal rôle. L'Allemagne y convenait mieux par sa puissance de généralisation; mais elle avait fait la révolution à laquelle elle était propre, la révolution dans le monde intérieur de la pensée, dans la religion. D'ailleurs sa langue était à peine connue à cette époque; elle n'avait aucune puissance littéraire, aucune autorité en civilisation; il faut le dire, les Allemands, il y a cinquante ans, nous faisaient encore un peu l'effet de barbares. Mais il y avait un peuple qui, placé au centre du continent européen, touche à tous les autres peuples et peut atteindre en quelques jours à toutes les extrémités de l'Europe; un peuple doué au plus haut degré de l'esprit de généralisation, et qui, à cette rare faculté de tout généraliser, joint le besoin de tout appliquer; un peuple qui, par la sociabilité, j'allais presque dire avec tout le monde l'amabilité de son caractère et de son commerce, par l'universalité de sa langue et la puissance de sa littérature, pouvait faire avec succès les affaires de l'esprit

nouveau; un peuple enfin qui, au besoin, pouvait le défendre avec son épée. Par toutes ces raisons, la future révolution tombait en partage à la France. Déjà sans doute la France avait puissamment servi la cause de la civilisation: il suffit de nommer Henri IV et Richelieu; mais un plus grand rôle encore lui était réservé: elle devait accomplir le dernier acte de ce grand drame. Ajoutez que le peuple français est le peuple historique du dix-huitième siècle; son caractère est préciséinent celui de ce siècle; il le représentait alors en Europe comme il le représentera dans l'histoire. C'est de la France qu'étaient parties toutes les voix qui avaient ému l'Europe; c'est en France que s'était fait principalement le grand travail scientifique et littéraire du temps; car, ou la France a produit elle-même la plus grande partie des créations du dix-huitième siècle, ou elle se les est appropriées en les naturalisant promptement chez elle, et elles ont dû passer par la France pour faire le tour de l'Europe. Le peuple capable de produire l'événement inévitable était donc donné : c'est en France que devait s'accomplir ce grand événement que, d'un bout du monde à l'autre, on appelle la révolution française. Oui,sans doute elle est française, mais elle est européenne aussi : tous les peuples civilisés de l'Europe y ont mis la main, car tous l'ont préparée par leur participation au travail général qui l'enfanta, et tous y ont applaudi.

Quels sont les caractères de cette révolution? Au premier abord on croit que c'est seulement une révolution politique; non; c'est bien plus que cela; nos

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pères ne poursuivaient pas telle ou telle forme de gouvernement ils se proposaient un but tout autrement grand et terrible, l'entière destruction de la société du moyen âge et la création d'une société nouvelle. Toutes les révolutions particulières accomplies poussaient à une révolution générale. De plus, comme la généralisation est l'élément même de propagation et de diffusion, la révolution française, en généralisant le principe de liberté, l'a porté partout: elle l'a porté dans les différentes classes qu'elle a rapprochées, de là l'égalité; elle l'a porté chez tous les peuples de l'Europe par mille moyens; et de ces moyens, le plus efficace après l'imprimerie, a été la guerre, selon ce que je vous disais l'an passé 1; l'épée française a frayé la route en Europe a la liberté et à l'égalité française.

Cette révolution a été véritablement générale; sur les ruines du passé elle a implanté partout ses principes et en France et en Europe. Mais a-t-elle échappé à la loi de tous les grands bouleversements? a-t-elle renouvelé le monde sans violence? a-t-elle été violente sans extravagance? a-t-elle été extravagante sans être criminelle? Non, nulle révolution n'a pu échapper à cette triste loi. Quand on aura une véridique histoire de la réforme et qu'on ne croira plus avoir besoin de flatter les protestants dans l'intérêt de la liberté religieuse, on verra qu'en violences et en cruautés de tout genre ils ont égalé et souvent même laissé bien loin derrière eux leurs adversaires. Vous connaissez les horribles excès, les attentats jusqu'alors inouïs qui ont ensanglanté et

INTRODUCTION A L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, leçon ix, Des peuples.

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