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SIXIÈME LEÇON.

IDEALISME. SCEPTICISME, MYSTICISME DANS L'INDE.

Idéalisme dans l'Inde. Nyaya. Védanta.

-

Scepticisme.

Mysticisme. École Sankhya de Patandjali. - Du Bhagavad-Gita, comme appartenant à cette école. Sa méthode; sa psychologie; sa morale; sa théodicée. Moyen de s'unir à Dieu; extase.

- Magie.

Nous avons reconnu la dernière fois le sensualisme dans l'Inde voyons aujourd'hui si nous y trouverons également l'idéalisme, le scepticisme et le mysticisme. Commençons par l'idéalisme.

Oui, l'idéalisme est aussi dans l'Inde; il y en a des traces manifestes jusque dans la dialectique Nyaya, dont l'auteur est Gotama'. Le Nyaya, comme simple dialectique, aurait dû rester neutre entre le sensualisme et l'idéalisme, et cependant il renferme déjà une philosophie entièrement opposée au sensualisme du Sankhya de Kapila. Pour que vous en puissiez mieux juger, il faut que vous ayez sous les yeux le système entier du Nyaya.

Les Védas disent quelque part qu'il y a trois conditions de la connaissance : premièrement, il faut appeler

1 Colebrooke, ibid, t. I, p. 261, etc.

les choses dans les termes mêmes qu'emploient les Védas, termes sacrés et révélés comme les Védas; secondement, il faut définir les choses, c'est-à-dire rechercher quelles sont leurs propriétés et leurs caractères; troisièmement, il faut examiner si les définitions auxquelles on est arrivé sont légitimes ou illégitimes. Le Nyaya se fonde sur ce passage des Védas, et s'en autorise pour se livrer à une dialectique hardie, sans sortir cependant du cercle consacré de l'orthodoxie indienne; de là toute la philosophie Nyaya. Elle est contenue dans de courts aphorismes, Soutras, divisés en cinq livres ou leçons, dont chacune est partagée en deux journées. Je vous en signalerai les points les plus importants.

D'abord ces termes sacrés sont les termes fondamentaux sur lesquels roulent les langues humaines, les termes qui expriment les idées les plus simples, c'est-àdire les points de vue les plus généraux sous lesquels l'esprit peut considérer les choses. Et quelles sont ces idées simples, ces points de vue généraux? Il y en a six, selon l'opinion la plus accréditée dans l'école du Nyaya. Ce sont la substance, la qualité, l'action, le commun (le général, le genre), le propre (l'espèce, l'individu), et la relation. Quelques auteurs ajoutent un septième élément, la privation ou la négation; d'autres en ajoutent encore deux autres, la puissance et la ressemblance. En effet, quoi que vous considériez, vous ne pouvez pas ne pas le considérer sous quelqu'un de ces rapports. Ou cet objet vous paraît une substance, ou il vous parait une qualité; il vous paraît actif ou passif,

général ou particulier, doué ou dépourvu de certaines forces, semblable à tel autre ou dissemblable. Ce sont là les points de vue les plus généraux, les éléments les plus simples de la pensée, les termes auxquels peuvent se ramener tous les autres. Cela ne vous rappelle-t-il pas les catégories d'Aristote?

Le second point du Nyaya sur lequel j'appelle votre attention est celui où il est question de la preuve ou de nos moyens de connaître. Il y en a quatre la perception immédiate ou la sensation, l'induction, l'analogie, enfin l'affirmation légitime, c'est-à-dire la tradition, la révélation, l'autorité des Védas. Parmi ces quatre moyens de connaissance, l'induction joue un très-grand rôle dans une école de dialectique. Or l'induction est nécessairement composée de différents termes. Selon le Nyaya, une induction complète est l'entier développement d'un argument à cinq termes. Les voici, avec l'exemple de Colebrooke :

1o La proposition, la thèse que l'on veut prouver : Cette montagne est brûlante;

2o La raison, le principe sur lequel repose l'argument Car elle fume;

:

3° L'exemple: Or ce qui fume est brûlant, témoin le feu de la cuisine;

4° L'application, l'application au cas spécial dont il s'agit il en est de même de la montagne qui fume; 5° La conclusion: Donc cette montagne est brû lante.

Tel est l'argument entier que l'on appelle particu= lièrement Nyaya, à savoir, raisonnement complet; et

il paraîtrait que l'école de Gotama a reçu son nom de l'argument même qui est le chef-d'œuvre de la dialectique. Mais on n'énumère pas toujours les cinq termes du Nyaya et on le réduit aux trois derniers : « Ce qui fume est brûlant, témoin le feu de la cuisine ; il en est de même de la montagne qui fume: donc cette montagne est brùlante. » Ainsi réduit, le nyaya n'est guère moins qu'un vrai syllogisme régulier. C'est là du moins l'opinion de M. Colebrooke, que nous devons suivre, faute de connaître le monument original. Voilà donc aussi, avec les catégories, le syllogisme dans l'Inde. De là ce problème historique Le syllogisme péripatéticien vient-il de l'Inde, ou l'Inde l'a-t-elle emprunté à la Grèce? Les Grecs sont-ils les instituteurs ou les disciples des Hindous? problème prématuré qui, dans l'état actuel de nos connaissances, est entièrement insoluble. En attendant que de nouvelles lumières viennent éclairer les communications qui ont pu avoir lieu entre l'Inde et la Grèce au temps d'Alexandre, ou à quelque autre époque jusqu'ici inconnue, il faut bien se résigner à mettre le syllogisme, et sans doute aussi les catégories, dans l'Inde comme dans la Grèce, sur le compte de l'esprit humain et de son énergie naturelle. Mais si l'esprit humain a pu très-bien produire le syllogisme dans l'Inde, il n'a pu le produire en un jour; car le syllogisme suppose une longue culture intellectuelle. Il y a une majeure dans tout raisonnement, quel qu'il soit, oral ou tacite, instinctif ou développé; et c'est cette majeure nettement ou confusément aperçue qui détermine l'esprit; mais il ne s'en rend pas toujours compte,

et l'opération essentielle du raisonnement reste longtemps ensevelie dans les profondeurs de la pensée. Pour que l'analyse aille l'y chercher, la dégage, la traduise à la lumière, lui assigne sa place légitime dans un mécanisme extérieur qui reproduise et représente fidèlement le mouvement interne de la pensée, il faut bien des années ajoutées à des années, de longs efforts accumulés; et le seul fait de l'existence du syllogisme régulier dans la dialectique du Nyaya serait une démonstration sans réplique du haut degré de culture intellectuelle auquel l'Inde devait être parvenue. Le syllogisme régulier suppose une culture très-avancée, et en même temps il l'augmente. En effet, il est impossible que la forme de la pensée n'influe pas sur la pensée elle-même, et que la décomposition du raisonnement dans les trois termes qui le constituent ne rende pas plus distincte et plus sûre la perception des rapports de convenance et de disconvenance qui les unissent ou les séparent. Amenées ainsi face à face, la majeure, la mineure et la conséquence manifestent d'elles-mêmes leurs vrais rapports, et la seule vertu de leur énumération précise et de leur disposition régulière s'oppose à l'introduction de rapports trop chimériques, et dissipe les à-peu-près et les fantômes dont l'imagination remplit les intervalles du raisonnement. La rigueur de la forme se réfléchit sur l'opération qu'elle exprime; elle se communique à la langue du raisonnement, et bientôt à la langue générale elle-même. De là, peu à peu des habitudes de sévérité et de précision qui passent dans tous les ouvrages d'esprit, et influent

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