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Lafontaine.

Il est donc aussi des honneurs publics pour l'homme simple et le talent aimable! Ainsi donc la postérité, plus promptement frappée en tout genre de ce qui se présente à ses yeux avec un éclat imposant, occu pée d'abord de célébrer ceux qui ont produit des révolutions mémorables dans l'esprit humain, ou qui ont régné sur les peuples, par les puissantes illusions du théâtre; la postérité a tourné ses regards sur un homme, qui, sans avoir à lui offrir des titres aussi maguifiques, ni d'aussi grands monumens, ne méritait pas moins ses attentions et ses hommages; sur un écrivain original et enchanteur, le premier de tous dans un genre d'ouvrage plus fait pour être goûté avec délices, que pour être admiré avec transport: à qui nul n'a ressemblé dans le talent de raconter; que nul n'égala jamais dans l'art de donuer des grâces à la raison, et de la gaieté au bon sens; sublime dans sa naïveté, et charmant dans sa négligence; sur un homme modeste qui a vécu sans éclat en produisant des chefs-d'œuvre, comme li vivait avec sagesse en se livrant dans ses écrits à toute la liberté de l'enjouement, qui n'a jamais rien prétendu, rien envié, rien affecté ; qui devait être plus relu que célébré, et qui obtint plus de renommée que de récompenses; homme d'une simplicité rare, qui, sans doute, ne pouvait pas ignorer son génie, mais ne l'appréciait pas, et qui même, s'il pouvait être témoin des honneurs qu'on lui rend aujourd'hui, serait étonné de sa gloire, et aurait besoin qu'on lui révélât le secret de son mérite.

Le même. Eloge de Lafontaine.

Molière et Lafontaine.

Molière, dans chacune de ses pièces, ramenant la peinture des mœurs à un objet philosophique, donne à la comédie la moralité de l'apologue. Lafontaine, transportant dans ses fables la peinture des mœurs, donne à l'apologue une des plus grandes beautés de la comédie, les caractères. Doués tous les deux au plus haut degré du génie d'observation, génie dirigé dans l'un par une raison supérieure, guidé dans l'autre par un instinct non moins précieux, ils descendent dans le plus profond secret de nos travers et de nos faiblesses; mais chacun, selon la double différence de son genre et de son caractère, les exprime différemment. Le pinceau de Molière doit être plus énergique et plus ferme, celui de Lafontaine plus délicat et plus fin. L'un rend les grands traits avec une force qui le montre comme supérieur aux nuances; l'autre saisit les nuances avec une sagacité qui suppose la science des grands traits. Le poéte comique semble s'être plus attaché aux ridicules, et a peint quelquefois les formes passagères de la société. Le fabuliste semble s'adresser davantage aux vices, et a peint une nature encore plus générale. Le premier me fait plus rire de mon voisin; le second me ramène plus à moi-même. Celui-ci me venge davantage des sottises d'autrui ; celui.

là me fait mieux songer aux miennes. L'un semble avoir vu les ridicules comme un défaut de bienséance choquant pour la société ; l'autre avoir vu les vices comme un défaut de raison fâcheux pour nousmêmes. Après la lecture du premier, je crains l'opinion publique; après la lecture du second, je crains ma conscience. Enfin, l'homme corrigé par Molière, cessant d'être ridicule, pourrait demeurer vi. cieux: corrigé par Lafontaine, il ne serait plus ni vicieux ni ridicule il serait raisonnable et bon ; et nous nous trouverions vertueux, comme Lafontaine était philosophe, sans nous en douter.

Champfort. Eloge de Lafontaine.

Bossuet et Fénélon.

Bossuet, après sa victoire, passa pour le plus savant et le plus orthodoxe des évêques ; Fénélon, après sa défaite, pour le plus modeste et le plus aimable des hommes. Bossuet continua de se faire admirer à la cour; Fénélon se fit adorer à Cambrai, et dans l'Europe. Peut-être serait-ce ici le lieu de comparer les talens et la réputation de ces deux hommes également célèbres, également immortels. On pourrait dire que tous deux eurent un génie supérieur; mais que l'un avait plus de cette grandeur qui nous élève, de cette force qui nous terrasse; l'autre plus de cette douceur qui nous pénètre, et de ce charme qui nous attache. L'un fut l'oracle du dogme, l'autre celui de la morale: mais il paraît que Bossuet, en fesant des conquêtes pour la foi, en foudroyant l'hérésie, u'était pas moins occupé de ses propres triomphes, que de reux du Christianisme: il semble au contraire que Fénélon parlait de la vertu comme on parle de ce qu'on aime, en l'embellissant sans le vouloir, et s'oubliant toujours, sans croire même faire un sacrifice, Leurs travaux furent aussi différens que leurs caractères. Bossuet, né pour les luttes de l'esprit et les victoires du raisonnement, garda même dans les écrits étrangers à ce genre cette tournure mâle et nerveuse, cette vigueur de raison, cette rapidité d'idées, ces figures hardies et pressantes, qui sont les armes de la parole. Fénélon, fait pour aimer la paix et pour l'inspirer, conserva sa douceur, même dans la dispute, mit de l'onction jusques dans la controverse, et parut avoir rassemblé dans son style tous les secrets de la persuasion. Les titres de Bossuet dans la postérité sont, surtout, ses Oraisons funèbres, et son Discours sur l'Histoire. Mais Bossuet, historien et orateur, peut rencontrer des rivaux; le Télémaque est un ouvrage unique, dont nous ne pouvons rien rapprocher. Au livre des variations, aux combats contre les hérétiques, on peut opposer le livre sur l'Existence de Dieu, et les combats contre l'athéisme: doctrine funeste et destructive, qui dessèche l'ame et l'endurcit, qui tarit une des sources de la sensibilité, et brise le plus grand appui de la morale, arrache au malheur sa consolation, a la vertu son immortalité, glace le cœur du juste en lui ôtant un témoin et un ami, et ne rend justice qu'au méchant qu'elle anéar tit.

La Harpe. Eloge de Fén Jon

Massillon.

Il excelle dans la partie de l'orateur, qui seule peut tenir lieu de toutes les autres, dans cette éloquence qui va droit à l'ame, mais qui l'agite sans la renverser, qui la consterne sans la flétrir, et qui la pénètre sans la déchirer. Il va chercher au fond du cœur ces replis cachés où les passions s'enveloppent, ces sophismes secrets dont elles savent si bien s'aider pour nous aveugler et nous séduire. Pour combattre et détruire ces sophismes, il lui suffit presque de les développer avec une onction si affectueuse et si tendre, qu'il subjugue moins qu'il n'entraîne, et qu'en nous offrant même la peinture de nos vices, il sait encore nous attacher et nous plaire. Sa diction, toujours facile, élégante, et pure, est partout de cette simplicité noble, sans laquelle il n'y a ni bon goût, ni véritable éloquence; simplicité qui, réunie dans Massillon à l'harmonie la plus séduisante et la plus douce, en emprunte encore des grâces nouvelles; et ce qui met le comble au charme que fait éprouver ce style enchanteur, on sent que tant de beautés ont coulé de source, et n'ont rien coûté à celui qui les a produites. Il lui échappe même quelquefois, soit dans les expressions, soit dans les tours, soit dans la mélodie si touchante de son style, des négligences qu'on peut appeler heureuses, parce qu'elles achèvent de faire disparaître non-seulement l'empreinte, mais jusqu'au soupçon du travail. C'est par cet abandon de lui-même que Massillon se fesait autant d'amis que d'auditeurs; il savait que plus un orateur paraît occupé d'enlever l'admiration, moins ceux qui l'écoutent sont disposés à l'accorder, et que cette ambition est l'écueil de tant de prédicateurs, qui, chargés, si on peut s'exprimer ainsi, des intérêts de Dieu méme, veulent y mêler les intérêts si minces de leur vanité.

D'Alembert. Eloge de Massillon.

Descartes et Newton.

Les deux grands hommes qui se trouvent dans une si grande opposition, ont eu de grands rapports. Tous deux ont été des génies du premier ordre, nés pour dominer sur les autres esprits, et pour fouder des empires. Tous deux, géomètres excellens, ont vu la nécessité de trans. porter la géométrie dans la physique. Tous deux ont fondé leur physique sur une géométrie qu'ils ne tenaient presque que de leurs propres lumières. Mais l'un, prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre maître des premiers principes par quelques idées claires et fondamentales, pour n'avoir, plus qu'à descendre aux phénomènes de la nature, comme à des conséquences nécessaires. L'autre, plus timide, ou plus modeste, a commencé sa marche par s'appuyer sur les phénomènes, pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre, quels que les pût donner l'enchainement des conséquences. L'un part de ce qu'il entend nettement, pour trouver la cause de ce qu'il voit; l'autre part de ce qu'il voit, pour en trouver la cause, soit claire, soit obscure. Les principes évidens de l'un ne le conduisent pas tou

jours aux phénomènes tels qu'ils sont, les phénomènes ne conduisent pas toujours l'autre à des principes assez évidens. Les bornes qui, dans ces deux routes contraires, ont pu arrêter deux hommes de cette espèce, ne sont pas les bornes de leur esprit, mais celle de l'esprit humain. Fontenelle. Eloge de Newton.

Descartes, Bacon, Leibnitz. et Newton.

Si on cherche les grands hommes modernes avec qui on peut comparer Descartes, on en trouvera trois; Bacon, Leibnitz, et Newton. Bacon parcourut toute la surface des connaissances humaines; il jugea les siècles passés, et alla au-devant des siècles à venir: mais il indiqua plus de grandes choses qu'il n'en exécuta; il construisit l'échafaud d'un édifice immense, et laissa à d'autres le soin de construire l'édifice. Leibnitz fut tout ce qu'il voulut être; il porta dans la philosophie une grande hauteur d'intelligence; mais il ne traita la science de la nature que par lambeaux: et ses systèmes métaphysiques semblent plus faits pour étonner et accabler l'homme, que pour l'éclairer. Newton a créé une optique nouvelle, et démontré les rapports de la gravitation dans les cieux. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de ce grand homme; mais je remarque seulement tous les secours qu'il a eus pour ces grandes découvertes. Je vois que Galilée lui avait donné la théorie de la pesanteur; Kepler, les lois des astres dans leurs révolutions: Huyghens, la combinaison et les rapports des forces centrales et des forces centri. fuges; Bacon, le grand principe de remonter des phénomènes vers les causes; Descartes, sa méthode pour le raisonnement, son analyse pour la géométrie, une foule innombrable de connaissances pour la physique, et plus que tout cela peut-être, la destruction de tous les préjugés. La gloire de Newton a donc été de profiter de tous ces avantages, de rassembler toutes ces forces étrangères, d'y joindre les siennes propres qui étaient immenses, et de les enchaîner toutes par les calculs d'unc géométrie aussi sublime que profonde. Si maintenant on rapproche Descartes de ces hommes célèbres, j'oserai dire qu'il avait des vues aussi nouvelles et bien plus étendues que Bacon; qu'il a eu l'éclat et l'immensité du génie de Leibnitz, mais bien plus de consistance et de réalité dans sa grandeur; qu'enfin il a mérité d'être mis à côté de Newton, et qu'il n'a été créé que par lui-même; parce que si l'un a découvert plus de vérités, l'autre a ouvert la route de toutes les vérités; géomètre aussi sublime, quoiqu'il n'ait point fait un aussi grand usage de la géométrie; plus original par son génie, quoique ce génie l'ait souvent trompé; plus universel dans ses connaissances, comme dans ses talens, quoique moins sage et moins assuré dans sa marche; ayant peut-être en étendue ce que Newton avait en profondeur; fait pour concevoir en grand, mais peu fait pour suivre les détails, taudis que Newton donnait aux plus petits détails l'empreinte du génie; moins admirable sans doute pour la connaissance des cieux, mais bien plus utile pour le genre humain, par sa grande influence sur les esprits et sur les siècles. Thomas. Eloge de Descartes.

Péroraison de l'Eloge de Descartes.

Avec ses sentimens, son génie, et sa gloire, il dut trouver l'envie à Stockholm, comme il l'avait trouvée à Utrecht, à la Haye, et dans Amsterdam. L'envie le suivait de ville en ville et de climat en climat. Ce avait franchi les mers avec lui; elle ne cessa de le poursuivre, que lorsqu'elle vit entre elle et lui un tombeau. Alors elle sourit un moment sur sa tombe, et courut dans Paris, où la renommée lui denonçait Corneille et Turenne.

Hommes de génie, de quelque pays que vous soyez, voilà votre sort! Les malheurs, les persécutious, les injustices, le mépris des cours, l'indifférence du peuple, les calomnies de vos rivaux ou de ceux qui croiront l'être, l'indigence, l'exil, et peut-être une mort obscure à cinq cents lieues de votre patrie, voilà ce que je vous annonce. Faut-il que pour cela vous renonciez à éclairer les hommes? Non, sans doute; et quand vous le voudriez, en êtes-vous les maîtres? Etesvous les maîtres de dompter votre génie, et de résister à cette impulsion rapide et terrible qu'il vous donne? N'êtes-vous pas nés pour penser, comme le soleil pour répandre sa lumière? N'avez-vous pas reçu comme lui votre mouvement? Obéissez donc à la loi qui vous domine, et gardez-vous de vous croire infortunés. Que sont tous vos ennemis auprès de la vérité? Elle est éternelle, et le reste passe. La vérité fait votre récompense; elle est l'aliment de votre génie, elle est le soutien de vos travaux. Des milliers d'hommes, ou insensés, ou indifférens, ou barbares, vous persécutent ou vous méprisent; mais dans le même temps il y a des ames avec qui les vôtres correspondent d'un bout de la terre à l'autre. Songez qu'elles souffrent et pensent avec vous, songez que les Socrates et les Platons, morts il y a deux mille ans, sont vos amis; songez que dans les siècles à venir il aura d'autres ames qui vous entendront de même, et que leurs pensées seront les vôtres. Vous ne formez qu'un peuple et une famille avec tous les grands hommes qui furent autrefois ou qui seront un jour. Votre sort n'est pas d'exister dans un point de l'espace ou de la durée. Vivez pour tous les pays et pour tous les siècles: étendez votre vie sur celle du genre humain. Portez vos idées encore plus haut: ne voyez-vous point le rapport qui est entre Dieu et votre ame? Prenez devant lui cette assurance qui sied si bien à un ami de la vérité. Quoi! Dieu vous voit, vous entend, vous approuve, et vous seriez malheureux! Enfin, s'il vous faut le témoignage des hommes, j'ose encore vous le promettre, non point faible et incertain, comme il l'est pendant ce rapide instant de la vie, mais universel et durable pendant la vie des siècles. Voyez la postérité qui s'avance, et qui dit à chacun de vous: Essuie tes larmes; je viens te rendre justice et finir tes maux. C'est moi qui fais la vie des grands hommes; c'est moi qui ai vengé Descartes de ceux qui l'outrageaient; c'est moi qui, du milieu des rochers et des glaces, ai transporté ses cendres dans Paris; c'est moi qu' flétris les calomniateurs et anéantis les hommes qui abusent de leur

y

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