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Ce qu'on admire ailleurs est ici hors de mode;
La diverse façon de parler et d'agir

Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir.
Chez les provinciaux on prend ce qu'on rencontre;
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre.
Mais il faut à Paris bien d'autres qualités;
On ne s'éblouit point de ces fausses clartés;

Et tant d'honnêtes gens, que l'on y voit ensemble,
Font qu'on est mal reçu, si l'on ne leur ressemble.

CLITON.

Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mèlés;
L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence;
On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France;
Et parmi tant d'esprits plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu'ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte;
Et dans toute la France il est fort peu d'endroits
Dont il n'ait le rebut aussi bien que le choix.
Comme on s'y connait mal, chacun s'y fait de mise,
Et vaut communément autant comme il se prise :
De bien pires que vous s'y font assez valoir.
Mais, pour venir au point que vous voulez savoir,
Étes-vous libéral?

DORANTE.

Je ne suis point avare.

CLITON.

C'est un secret d'amour et bien grand et bien rare;
Mais il faut de l'adresse à le bien débiter
Autrement on s'y perd au lieu d'en profiter.

Tel donne à pleines mains qui n'oblige personne :
La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne.
L'un perd exprès au jeu son présent déguisé;
L'autre oublie un bijou qu'on aurait refusé.
Un lourdaud, libéral auprès d'une maîtresse,
Semble donner l'aumône alors qu'il fait largesse;
Et d'un tel contre-temps il fait tout ce qu'il fait,
Que, quand il tâche à plaire, il offense en effet.

DORANTE.

Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,

Et me dis seulement si tu connais ces dames.

CLITON.

Non cette marchandise est de trop bon aloi;
Ce n'est point là gibier à des gens comme moi;
Il est aisé pourtant d'en savoir des nouvelles,
Et bientôt leur cocher m'en dira des plus belles.

Penses-tu qu'il t'en die?

DORANTE.

CLITON.

Assez pour en mourir;

Puisque c'est un cocher, il aime à discourir.

Ay!

SCÈNE II

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.

CLARICE, faisant un faux pas, et comme se laissant choir.

DORANTE, lui donnant la main.

Ce malheur me rend un favorable office,

Puisqu'il me donne lieu de ce petit service;
Et c'est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main.

CLARICE.

L'occasion ici fort peu vous favorise,

Et ce faible bonheur ne vaut pas qu'on le prise.

DORANTE.

Il est vrai, je le dois tout entier au hasard;
Mes soins ni vos désirs n'y prennent point de part;
Et sa douceur, mêlée avec cette amertume,

Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,
Puisque enfin ce bonheur, que j'ai si fort prisé,
A mon peu de mérite eût été refusé.

CLARICE.

S'il a perdu si tôt ce qui pouvait vous plaire,

Je veux être à mon tour d'un sentiment contraire,
Et crois qu'on doit trouver plus de félicité

A posséder un bien sans l'avoir mérité.

J'estime plus un don qu'une reconnaissance;

Qui nous donne fait plus que qui nous récompense;

Et le plus grand bonheur au mérite rendu

Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.

La faveur qu'on mérite est toujours achetée;

L'heur en croit d'autant plus, moins elle est méritée;
Et le bien où sans peine elle fait parvenir
Par le mérite à peine aurait pu s'obtenir.

DORANTE.

Aussi ne croyez pas que jamais je prétende
Obtenir par mérite une faveur si grande :

J'en sais mieux le haut prix; et mon cœur amoureux,
Moins il s'en connaît digne, et plus s'en tient heureux,
On me l'a pu toujours dénier sans injure;

Et si la recevant ce cœur même en murmure,

Il se plaint du malheur de ses félicités,

Que le hasard lui donne, et non vos volontés.
Un amant a fort peu de quoi se satisfaire

Des faveurs qu'on lui fait sans dessein de les faire :
Comme l'intention seule en forme le prix,
Assez souvent sans elle on les joint au mépris.
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D'une main qu'on me donne en me refusant l'âme.
Je la tiens, je la touche, et je la touche en vain,
Si je ne puis toucher le cœur avec la main.

CLARICE.

Cette flamme, Monsieur, est pour moi fort nouvelle,
Puisque j'en viens de voir la première étincelle.
Si votre cœur ainsi s'embrase en un moment,
Le mien ne sut jamais brûler si promptement;
Mais peut-être, à présent que j'en suis avertie,
Le temps donnera place à plus de sympathie.
Confessez cependant qu'à tort vous murmurez
Du mépris de vos feux, que j'avais ignorés.

SCÈNE III

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE,

CLITON.

DORANTE,

C'est l'effet du malheur qui partout m'accompagne.
Depuis que j'ai quitté les guerres d'Allemagne,
C'est-à-dire du moins depuis un an entier,
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier;

Je vous cherche en tous lieux, aux bals, aux promenades; Vous n'avez que de moi reçu des sérénades;

Et je n'ai pu trouver que cette occasion

À vous entretenir de mon affection.

CLARICE.

Quoi! vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre?

DORANTE.

Je m'y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre.

Que lui va-t-il conter?

CLITON.

DORANTE.

Et durant ces quatre ans
Il ne s'est fait combats, ni siéges importants,
Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire :
Mes faits par la gazette en tous lieux divulgués...
CLITON, le tirant par la basque.

Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez?

Tais-toi.

DORANTE.

CLITON.

Vous rêvez, dis-je, ou...

DORANTE.

Tais-toi, misérable.

CLITON.

Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable;

Vous en revintes hier.

(A Clarice.)

DORANTE, à Cliton.

Te tairas-tu, maraud?

Mon nom dans nos succès s'était mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d'injustice;
Et je suivrais encore un si noble exercice,
N'était que l'autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l'amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ;
Je me fis prisonnier de tant d'aimables charmes;
Je leur livrai mon âme; et ce cœur généreux
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.
Vaincre dans les combats, commander dans l'armée,
De mille exploits fameux enfler ma renommée,

Et tous ces nobles soins qui m'avaient su ravir
Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir.

ISABELLE, à Clarice, tout bas.

Madame, Alcippe vient; il aura de l'ombrage.

CLARICE.

Nous en saurons, Monsieur, quelque jour davantage. Adieu.

DORANTE.

Quoi! me priver si tôt de tout mon bien?

CLARICE.

Nous n'avons pas loisir d'un plus long entretien;
Et, malgré la douceur de me voir cajolée,

Il faut que nous fassions seules deux tours d'allée.

DORANTE.

Cependant accordez à mes vœux innocents

La licence d'aimer des charmes si puissants.

CLARICE.

Un cœur qui veut aimer, et qui sait comme on aime, N'en demande jamais licence qu'à soi-même.

SCÈNE IV

DORANTE, CLITON.

DORANTE.

Suis-les, Cliton.

CLITON.

J'en sais ce qu'on en peut savoir.

La langue du cocher a bien fait son devoir.

« La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse ; Elle loge à la place, et son nom est Lucrèce. »

Quelle place?

DORANTE.

CLITON.

Royale, et l'autre y loge aussi.
Il n'en sait pas le nom, mais j'en prendrai souci,

DORANTE.

Ne te mets point, Cliton, en peine de l'apprendre.
Celle qui m'a parlé, celle qui m'a su prendre,
C'est Lucrèce, ce l'est sans aucun contredit:
Sa beauté m'en assure, et mon cœur me le dit.

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