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tiste, toi la sœur de Raphaël, comme je t'appelais dans mon cœur, comme je t'appelle encore, comme la postérité t'appellera, si elle considère seulement les dons reçus, en faisant la différence des temps, en mesurant l'influence d'une époque religieuse et d'un siècle de scepticisme?

Enfants que nous étions! nous voulions remplacer ce Spectre de la Mort par un Ange de lumière semant à pleines mains le blé béni sur le sillon fumant.

Mais le Spectre s'est ri de nous. Ah! il faudra pour le vaincre d'autres travaux que ceux d'un art rapide. Si S. Paul ne lui a pas ôté son aiguillon, combien de temps encore le conservera-t-il !

Vois comme il tourmente ce vieux laboureur.... Or, le sais-tu? ce vieux laboureur, c'est mon frère.... Ce sont tous mes frères.... Entends-tu les railleries qu'il leur adresse : « Sème, sème, dit-il, bon prolétaire, » et le reste. Et puis il chante d'une voix terrible : « Il faut du pain! » Oh! pourquoi t'es-tu lassée de le poursuivre avec moi, ce Spectre? N'étais-tu donc pas la Sibylle armée du rameau d'or, ô fille de l'Harmonie!

CHAPITRE XLVIII.

SUITE.

Et puis je m'adressai à la Terre elle-même.

O Terre, dis-je, pourquoi n'es-tu qu'une marâtre? Quand Brutus, contrefaisant l'insensé, alla, avec le fils de Tarquin, consulter l'oracle de Delphes : « Quel est, demanda-t-il à la Pythie, celui dont les desseins réussiront?»

C'est celui, répondit-elle, qui embrassera le premier

sa mère. » Et, à peine au sortir du Temple, Brutus, simulant une chute, t'embrassa.

Tu es donc notre mère, ô Terre! la Bible le dit, et cette autre vieille histoire aussi pourquoi donc es-tu une marâtre?

Et il me sembla entendre sortir de la terre une voix qui répéta le mot (1) qui sortit de la bouche d'Eve quand elle enfanta Caïn.

CHAPITRE XLIX.

ABATTEMENT.

Alors, de nouveau, je crus sentir tous les signes précurseurs d'une extase douloureuse.

Ces signes doivent différer suivant les individus, et suivant la nature de leur exaltation morale. Quant à moi, je me suis toujours cru voisin de l'extase, lorsqu'à la suite d'une forte méditation, je me suis senti pris du vertige de l'infini. Combien de fois, quand ce vertige commençait à s'emparer de moi, n'ai-je pas déchiré ma poitrine pour m'arracher à ce transport et me rappeler au sentiment de la réalité !

Je voulus donc me lever. Par trois fois je me dressai péniblement sur mes pieds, mais je retombai toujours. Les médecins remarquent, dans la paralysie, que la volonté de mouvoir nos membres disparait bientôt avec la puissance. Ainsi, après avoir fait cet effort, je n'eus plus même le désir de m'éloigner. Je restai considérant le ciel, qui se couvrait en ce moment de gros nuages, comme s'il allait y avoir une tempête.

(1) Je possède. Gen., ch. IV, vers. 1: « Quæ concepit et peperit Caïn, dicens: KANITHI, id est POSSEDI. » Voy. le Livre De l'Humanité.

Suis-je donc, me dis-je, comme Prométhée, enchaîné sur ce rocher? Au moins les Esprits de l'Air et les Filles de l'Océan venaient le consoler, pendant que le vautour lui rongeait le foie. Je vois bien des vautours qui me rongent, mais je ne vois ni Génies de l'Air ni Filles de l'Océan.

Bientôt le ciel me produisit le même effet que la mer m'avait produit précédemment. Il n'y a rien qui ressemble autant à la mer qu'un ciel couvert de nuages. Je voyais ces nuages passer au-dessus de ma tête, comme tout à l'heure je voyais les flots se succéder à mes pieds. Le soleil était caché, mais ses rayons flamboyaient dans les éclaircies; et je retrouvais encore là, avec une sorte de terreur, la goutte d'encre des Égyptiens et le miroir magique des Américains.

Je repoussai la vue du ciel, comme j'avais fait celle de la mer. Je fermai mes paupières, et je mis ma main pardessus, pour empêcher la lumière de les pénétrer. Mais alors je vis une foule d'images intérieures, comme il s'en forme sur notre rétine lorsque le sommeil va s'emparer de nous. C'étaient des figures hideuses et grimaçantes.

De dégoût, je rouvris les yeux, et, me redressant avec effort, j'essayai de fuir. Mais je retrouvai la mer devant moi, et je retombai assis.

Avez-vous, cher Lecteur, éprouvé de ces moments d'abattement affreux! Ce n'est pas du désespoir; le désespoir a un objet. On est désespéré quand on a perdu ce qu'on aime; mais on aime encore, bien que ce qu'on aime soit perdu. Ici, le mal, c'est de ne sentir ni bien ni mal. On voudrait un désir, on voudrait une douleur; et on n'a ni désir ni douleur. On vit pourtant, on vit sans objet. L'âme plane, tout en tombant; elle plane sans air, elle

n'appuie sur rien, tout lui échappe; elle est seule, elle est elle-même la force qui la précipite et l'abîme où elle tombe.

J'étais froid comme ce rocher contre lequel je pressais mes membres. Je n'avais point de pensée, point de sentiment, point de sensation même; car tout était devenu confus, noir, gris. Quand le flot se retirait, il me semblait que la vie se retirait de moi. Le flot revenait, mais la vie se retirait toujours.

A la fin, je n'y pus tenir. Je dis à la Mer : Que me veuxtu avec tes flots qui roulent sans cesse? Je dis au Ciel : Jusqu'à quand tes nuages passeront-ils sur ma tête? Et, pour m'arracher au ciel, à la mer, à moi-même, je portai a la fois mes yeux et mes bras suppliants vers le rivage. La vue d'un lieu habité me fit du bien; une pensée salutaire traversa mon esprit.« Qu'y a-t-il, me demandai-je, au-delà de ce rivage qui tourne? Si je suivais son contour, où arriverais-je? » Je le savais bien, mais je me trailais moi-même comme on traite un enfant qu'on veut distraire. Je me répondis : « J'arriverais à Gorey, le Bourg de César, et à son château de Mont-Orgueil. >>

CHAPITRE L.

LE CHATEAU DE MONT-ORGUEIL.

Et je me mis à me représenter le plus vivement que je pus ce Château; car, encore une fois, je m'attachais à toutes les images que je pouvais saisir, essayant de me fuir ainsi moi-même.

Tantôt, donc, j'y arrivais par Saint-Martin, comme le jour où Philippe Asplet, notre ami, l'ami des Français, se

fit un plaisir de m'y conduire. Alors, des hauteurs de la baie de Sainte-Catherine, au-delà d'un abime de verdure, j'apercevais Mont-Orgueil, qui se détachait comme une pyramide d'Égypte, ayant à ses pieds, non pas une mer de sable, mais des flots véritables.

Tantôt, je débouchais par la route ordinaire, la route qui passe par Grouville, et je rencontrais en face de moi une haute muraille de beau granit rouge, tapissée de lierre et couronnée de tours; je voyais le sentier qui mène à la porte par laquelle on franchit cette muraille.

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Tantôt, je me figurais que je venais par Saint-Clément, et j'avais devant les yeux une série d'étages successifs, en retrait les uns sur les autres d'abord, le havre et ces grandes barques de pêcheurs qui paraissent des coquilles de noix, et qui s'avancent le long de la jetée comme de noires fourmis; - à quarante pieds plus haut, la ville de Gorey, qui n'est qu'un long quai; au dessus de ce quai, juste au niveau du toit des maisons, une terrasse plantée de jardins, et bordée par un plateau plus élevé dont on voit les sommets ici nus, et là couverts de moisenfin au fond, et formant un dernier étage, un château semblable à ceux que je rêvais dans mon enfance, quand je lisais l'Arioste.

sons:

Comme il se dresse sur un pic tout à fait isolé, cet orgueilleux château, si bien nommé Mont-Orgueil! comme il se sépare de tout, et comme il tient tout par sa base! Sous prétexte de défendre le rivage, il le barre; il arrête tout court la petite ville, et il s'avance au loin dans la

mer.

Est-ce un rocher, est-ce un château? C'est un rocher transformé en château.

Du côté de terre, quand le rocher n'était encore qu'un

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