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Encore une fois, d'où vient cette loi qui force tous les ètres à se dévorer les uns les autres?

CHAPITRE XVII.

SUITE.

Mais voici une autre loi qui est la même au fond, et qui paraît encore plus anti-Providentielle.

Remarquez ceci, Mesdames, je vous prie. Dans toute la Nature, c'est la loi du plus fort qui règne. Je pourrais vous citer la fable du Loup et de l'Agneau, cette véridique fable, où l'on voit non-seulement la Providence se détruire elle-même en donnant au loup un certain goût pour la chair d'Agneau, mais se détruire encore plus manifestement en se déclarant pour les loups contre les agneaux, parce que les loups sont les plus forts :

La raison du plus fort est toujours la meilleure,

comme dit la moralité de cette fable dans le bon La Fontaine.

Mais ne sortons pas du thème que la Mer nous pré

sente.

Elle est perfide, encore une fois, cette Mer; le même La Fontaine l'a dit :

Le mer promet monts et merveilles;

Fiez-vous-y, les vents et les voleurs viendront.

Mais pourquoi les vents et les voleurs s'abattent-ils toujours de préférence sur les faibles?

J'ai failli moi-même en faire l'expérience, et je pourrais vous conter, à ce sujet, un apologue dans le genre de celui du Loup et de l'Agneau, dont je serais un des personnages.

CHAPITRE XVIII.

SUITE.

J'étais à Southampton; un butor y était avec moi, un vrai butor, sans lois, sans principes, sans morale, dénué de goût et de délicatesse, complétement athée par-dessus le marché. Il ne connaissait, disait-il, d'autre Dieu que le dieu Plutus.

Voilà deux navires dans le port; ils vont partir tous les deux. L'un est un excellent bateau à vapeur, tout neuf; l'autre est un vieux vaisseau sur la fin de sa carrière. Mon butor choisit le premier; il est libre, lui, grâce au dieu Plutus, qui le protége.

Faute de quelques shellings, je prends le second. Le premier part, il brave le vent et les flots, il arrive à Jersey seize heures avant l'autre, qui manqua sombrer dans la route. Quand je débarquai, mon butor était sur la jetée, et se moquait de moi :

La raison du plus riche est toujours la meilleure.

CHAPITRE XIX.

SUITE.

C'est le sort des émigrants! Voyez-vous ces troupes d'hommes, de femmes, d'enfants (des millions depuis

quelques années), qui quittent leur pays, l'Irlande, la France, l'Allemagne, pour aller en Amérique? Les voilà qui marchent avec leur bâton de voyage, portant leurs petits-enfants dans leurs bras, sur leurs dos, et suivis des plus grands. Ah! je verse des pleurs, tout vieux que je suis, en songeant à ce que j'ai vu! Ils font ainsi péniblement des centaines de lieues; ils arrivent enfin sur les bords de la Tamise, de l'Elbe, de la Seine, où on les a attirés par l'appât d'un passage peu coûteux, et par toutes sortes de promesses quand ils seront là-bas !

Auri sacra fames! on les embarque : sur quoi ? sur des planches pourries, sur des navires vermoulus. Et puis, un mois après, tous les journaux du monde racontent un affreux naufrage, comme celui de la Méduse, plus affreux peut-être, si l'horreur s'accroît en raison du nombre des naufragés.

Vous avez sans doute entendu, Mesdames, le chant des émigrants, ce chant mélancolique, qui a l'air d'une marche, et qui est une plainte : Cheer, boys, cheer!

CHAPITRE XX.

SUITE.

Mais vous me dites qu'ici je confonds deux questions, celle de Dieu et celle des hommes; que ce n'est pas la faute de Dieu si les hommes sont sans pitié et pleins de trahison les uns pour les autres.

Je vous réponds que j'ai le droit de confondre ces deux questions, et que c'est la même. Je soutiens que les voleurs qui aident le vent à amener tant de naufrages sont, comme ce vent, complices et compères des requins et des

crocodiles. Et votre grand S. Paul, Mesdames, serait de mon avis. Lui qui avait tâté de la prison et du naufrage, qui avait vu la fureur des flots et les complots des méchants, il ne distingue pas le mal venant des hommes du mal venant de Dieu. Dans sa doctrine, c'est Dieu qui a tout fait.

Enfin, vous ne voulez pas que j'impute à Dieu la griffe et la dent du méchant. Eh bien, j'y consens; c'est assez que vous ayez à m'expliquer tant d'autres griffes, tant d'autres dents meurtrières. Restreignons-nous, puisque vous le voulez, et dites-moi pourquoi tous ces fléaux qui ravagent la terre, et, au milieu de ces fléaux, pourquoi la fatalité qui frappe l'innocent et épargne le coupable....

CHAPITRE XXI.

LE ROCHER DES PROSCRITS.

Tout en pensant ainsi en moi-même, j'étais arrivé à l'endroit où une rangée de maisons empêche de suivre le bord de la mer. Un gros rocher s'élève en avant de ces maisons, et leur sert de promontoire. On l'appelle (c'est nous qui lui avons fait donner ce nom) le ROCHER DES PROSCRITS.

Cette pierre barrait le chemin du rivage bien des siècles avant qu'aucun homme pût en fouler le sable. Un partisan des Causes finales dira-t-il que la Providence l'avait créé tout exprès afin que les hommes vinssent un jour y adosser leurs cabanes?

J'ai souvent rencontré, en parcourant la Suisse, un chalet abrité sous une roche. A deux pas de là un bloc tout semblable s'est détaché de la montagne. L'insensé

qui a construit ainsi sa demeure n'a-t-il donc pas pensé que son toit pourrait l'écraser ?

N'importe l'homme est si transitoire, que la forme toujours changeante de la Nature lui paraît éternelle. Et puis cet homme s'est dit : C'est la Providence qui a fait les rochers pour nous servir de toit.

Il est bien certain qu'à la haute mer ce gros bloc de granit que j'ai devant les yeux, aidé du monticule de sable qui s'est amoncelé derrière lui, et où il est comme engravé, empêche ces maisons d'être inondées! Mais l'argument des Causes finales pourrait encore ici, d'un moment à l'autre, avoir tort. Que faudrait-il pour cela? Bien peu de chose une grande marée, avec un vent favorable; une secousse de la terre peut-être. La terre est-elle chiche de ces légères émotions qu'on appelle des tremblements? L'an dernier, toutes les maisons de Saint-Hélier tremblèrent.

Ne peut-il pas arriver ce qui est arrivé déjà? Jersey n'a pas toujours été une île. Où je vois des flots, c'était la terre autrefois. Les Druides se promenaient au milieu des grands chênes, là où le vent ne rencontre d'autre obstacle que quelques pointes de granit.

Voyez-vous cette élévation qui était derrière moi tout à l'heure pendant que je marchais, ce petit mont couvert d'un bouquet d'arbres, qui domine la maison d'où je viens de sortir? Si votre œil était assez perçant, vous y découvririez un Autel Druidique. J'ai vu lever le soleil, assis sur les pierres de cet autel, où, au lever du soleil, les prêtres d'Esus faisaient couler le sang des victimes.

Après les Druides, vinrent les Moines Chrétiens, ces novateurs en leur temps. Les uns vivaient en ermites au

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