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O mystère la moitié de l'Humanité est athée, l'autre moitié est croyante.

Un siècle est croyant, celui qui le suit est athée. Newton croit fermement en Dieu, ses disciples raillent la foi de leur maître. Après l'athée Lucrèce, le croyant Virgile; après Milton, qui chante Dieu, Byron, qui le cherche et qui ne le trouve pas.

Nous sommes comme la planète que nous habitons : un hémisphère voit le soleil pendant que l'autre est dans l'obscurité. Notre vie, à cet égard comme à tant d'autres, est une alternative: c'est comme la systole et la diastole du cœur, comme la veille et le sommeil, comme l'acte d'inspirer l'air et l'acte de l'expirer.

Nous inspirons Dieu, si j'ose ainsi parler, et nous l'expirons tour à tour.

CHAPITRE XII.

SUITE.

Mais voici l'homme qui l'a, pour ainsi dire, inspiré et expiré à la fois; qui l'a vu, et qui, le voyant, ne l'a pas vu; la Sémélé de la Philosophie, consumé, comme elle, pour avoir voulu contempler le grand Jupiter! C'est celui qui s'amusait, Mesdames, à voir comment les araignées mangent les mouches, celui que Bayle appelle un athée, que Schleiermacher appelle un saint. " Celui-là, dit Goethe, s'est éveillé en Dieu. » - Quel éveil !... Quand je m'éveille avec lui, je vois des serpents, des tigres, des hommes, des pierres, des arbres, une infinité d'attributs de la substance infinie, une, indécomposable, éternelle, qui est sous tous ces êtres mais je ne vois point l'Être

-

Universel. Dieu est, et du même coup il n'est point. Ce n'est pas la lumière suivie des ténèbres, c'est la lumière avec les ténèbres. Bayle a raison, et Schleiermacher n'a pas tort. Spinosa est divin et athée.

CHAPITRE XIII.

SUITE.

Quelle contradiction sommes-nous donc? et d'où vient cette contradiction?

Je ne puis vous l'expliquer que par une autre. Ecoutez bien.

Tout nous prouve que Dieu existe, et tout nous prouve que Dieu n'existe pas.

Pourquoi ? me dites-vous.

Ecoutez encore; voici la clef du mystère, c'est-à-dire que voici la contradiction-principe:

Ce qui nous prouve que Dieu existe nous prouve en même temps qu'il n'existe pas.

En effet, comment nous prouvons-nous l'existence de Dieu ? La meilleure et la plus forte preuve qu'on en ait jamais donnée, ou plutôt la seule, c'est sa sagesse répandue dans le monde, son intelligence qui éclate dans tous ses ouvrages.

Et comment découvrons-nous cette intelligence? comment se révèle cette sagesse? Par les Causes finales.

Mais pouvons-nous prouver ainsi Dieu sans le faire l'auteur du mal?

Dieu nous a donné des dents, disent les partisans des Causes finales: voyez comme ce Dieu est bon ! Ils oublient qu'il en a donné aussi aụ requin et au crocodile.—

C'est un excellent manger pour l'homme que le homard, ajoutent-ils, donc le homard a été créé pour être mangé par l'homme. Mais on leur répond: Les homards à leur tour mangent les pêcheurs, quand la mer leur en fournit l'occasion; donc, c'est pour cela que la Providence a donné aux crustacés masticateurs une paire de mandibules, en outre d'une ou de deux paires de mâchoires proprement dites, sans compter plusieurs paires de mâchoires auxiliaires ou pattes-mâchoires, qui servent principalement à la préhension des aliments.

Se retrancheront-ils à dire, avec Horace, que la mer n'était pas faite pour être traversée par des vaisseaux :

Non tangenda rates transiliunt vada.

Diront-ils de ces deux pauvres misérables dont j'ai vu les cadavres dans ce creux de rocher : « Qu'allaient-ils faire dans cette galère? »

Mais on leur réplique par les lions et les tigres. Que de griffes, en effet, sur la terre ferme, toutes prêtes à happer l'homme et à le servir tout sanglant à des mâchoires et à des dents également toutes prêtes à le dévorer ! Je lisais hier dans un journal qu'au Penjab, en trois années, de 1851 à 1854, les bêtes féroces ont donné la mort à 743 personnes et en ont blessé 137; ce sont là les nombres, je crois. Durant ce même laps de temps, 918 loups, si je me souviens bien, 90 léopards, et 14 ours, ont été abattus par les chasseurs. C'est-à-dire que la perte des bêtes féroces n'a été, pour chaque année, que de deux ou trois pour cent plus forte que celle des hommes.

La Gazette de Lahore espère bien qu'il n'en sera pas toujours ainsi, et je l'espère comme elle.

Mais pourquoi la loi de tous les êtres est-elle de se dévorer les uns les autres ?

CHAPITRE XIV.

SUITE.

Car enfin voilà le fond du problème. Vous ne pouvez vivre sans manger, et tous les êtres sont comme vous: tous! je ne dis pas seulement les animaux, je dis les plantes; je ne dis pas seulement les plantes, je dis les pierres; je ne dis pas seulement les pierres, je dis les éléments.

Porphyre est plaisant avec sa plainte Pythagoricienne contre ceux qui mangent de la chair; les Brahmanistes, les Bouddhistes, et les Légumistes actuels, sont étranges. Je les conçois, néanmoins : ils veulent faire le moins de mal possible; ils sont sensibles, et ils ne veulent manger rien de ce qui leur paraît avoir de la sensibilité. Mais feront-ils que la loi n'existe pas? feront-ils que le vitriol ne mange pas le cuivre ?

CHAPITRE XV.

SUITE.

C'est cependant de cette loi de manducation, et, par suite, de destruction universelle et de carnage réciproque, que tout doit être sorti, le monde physique et le monde moral, la Nature et l'Humanité. Car cette loi est, il n'y a pas à en douter; elle est générale, absolue; elle est primordiale, elle est divine.

Manger, voilà la loi primitive, l'origine et la clef de tous les phénomènes. Les anciens l'ont bien compris, et leurs langues l'ont bien exprimé. ESSE, être, disent toutes ces langues; ESSE, manger, ajoutent-elles. Le même mot signifie à la fois être et manger.

CHAPITRE XVI.

SUITE.

Mais manger, c'est tuer, c'est dévorer, c'est être cruel, c'est être assassin. Donc exister, c'est être cruel et assassin. Tous les poètes répètent cette plainte: « Je ne puis faire un pas, je ne puis respirer sans donner la mort à « une foule d'êtres. »

De Maistre (c'est un poète aussi que de Maistre) ne voit dans l'Univers entier qu'un charnier, une boucherie, une cuisine; il n'y voit pas même la salle à manger, où l'odeur du meurtre a disparu, où l'on n'a plus que le goût des mets sans les préparatifs. Il voit la Nature condamnée à un meurtre universel pour manger. L'acide mange, et l'alcali aussi; la plante mange, l'animal mange, l'homme mange, tout mange! Et de là il conclut la nécessité du Sacrifice expiatoire, c'est-à-dire d'un Sacrifice modéré, en expiation de ce grand Sacrifice universel sans lequel les êtres ne vivraient pas; de là, dis-je, il conclut la nécessité de verser du sang, la nécessité de la guerre et du bourreau. C'est-à-dire que de la guerre il conclut la guerre, du bourreau le bourreau, du sang le sang, de la douleur la douleur, de la cruauté la barbarie. Singulière conclusion, et qui n'avance à rien! Mais les prémisses sont justes.

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