Page images
PDF
EPUB

A MESSIEURS LES JUGES

DU TRIBUNAL CIVIL,

A TOURS.

(1822.)

MESSIEURS,

Dans le procès que je soutiens contre Claude Bourgeau (malgré moi, car j'ai tout tenté pour en sortir à l'amiable), ma cause est si claire et si simple, que, sans le secours des gens de loi, je puis vous l'expliquer moi-même, quelque novice que je sois, comme bientôt vous l'allez voir, en toutes sortes d'affaires.

Je vends à Bourgeau deux coupes de ma forêt de Larçai. Cette forêt, de temps immémorial, est divisée en vingt-cinq coupes, une desquelles s'abat tous les ans; mais en 1816, j'en avais deux à vendre à cause que je n'avais point coupé l'année précédente. Bourgeau me les achète, et en exploitant la dernière, celle de 1816, il n'abat la

moitié de la coupe suivante, que je ne lui avais point vendue, et qui ne devait l'être qu'en 1817. C'est de quoi je me plains, messieurs.

Bourgeau convient de tous ces faits qu'il n'est pas possible de nier; et notez, je vous prie, que de sa part il ne saurait y avoir eu d'erreur, les limites de chaque coupe étant marquées sur le terrain de manière à ne s'y pouvoir méprendre. Aussi n'est-ce pas ce qu'il allègue pour se justifier. Il dit qu'ayant acheté de moi ces deux coupes pour trente arpens, il s'y en est trouvé cinq de moins, lesquels cinq arpens il a pris dans la coupe suivante, afin de compléter sa mesure.

Moi je ne tombai pas d'accord sur ce défaut de mesure, et puis je ne me croyais pas tenu de lui faire ses trente arpens, s'il y eût manqué quelque chose. C'étaient là deux points à débattre. Mais, comme vous voyez, il tranche la question. Ayant à compter avec moi, il règle le compte lui tout seul; et me jugeant son débiteur d'une valeur de cinq arpens, il me condamne, de son autorité privée, à lui fournir cette valeur en nature, non en argent; car il eût pu tout aussi bien me faire cette retenue sur le prix de la vente, prix qu'il avait entre les mains; mais non; mon bois lui convient mieux; il décide en conséquence, et sa sentence portée, il l'exécute lui-même. Je connais peu les lois; mais je doute qu'il y en ait qui autorisent ce procédé.

A vrai dire, il fait bien de se payer ainsi, et de me prendre du bois plutôt que de l'argent; car que m'aurait-il pu retenir sur le prix de la vente? A raison de 400 fr. l'arpent, comme il m'achetait ces deux coupes, cela lui eût fait, pour cinq arpens, 2,000 fr. seulement; au lieu qu'en prenant cinq arpens de la coupe suivante, dont on m'offrait alors 750 fr. l'arpent, il se faisait 3,750 fr., à ne calculer qu'au prix qu'on me donnait de ce bois, et sans doute il l'a mieux vendu. Vous voyez, messieurs, qu'ayant le choix et disposant, comme il faisait, de mon bien à sa fantaisie, il n'y avait pas à balancer.

Cette différence de valeur, entre le bois qu'il me prenait et celui que je lui ai vendu, serait facile à vérifier s'il était question de cela, mais ce n'est pas de quoi il s'agit; le point à discuter entre nous n'est pas de savoir si je lui devais, ni ce que je lui devais, ni s'il m'a pris plus ou moins. Il me prend mon bien, voilà le fait, et puis il dit que je lui dois. Il me prend mon bien en mon absence, puis il entre en compte avec moi. Et où en serais-je, je vous prie, si chacun de ceux à qui je puis devoir s'en venait abattre mon bois, cueillir, avant le temps, mes fruits ou ma vendange, et couper mon blé en herbe? Car ces cinq arpens n'avaient pas l'âge d'être exploités. Bourgeau coupe, en 1816, ce qui ne devait l'être qu'en 1817; il m'ôte d'avance mon revenu, me prive

d'avance de ma subsistance. Il me prend mon bien, non-seulement sans aucun droit, sans aucun titre (car je ne lui vendis jamais la coupe de 1817), mais remarquez ceci, messieurs, il me prend ce qu'il avait promis de ne pas prendre, promis par écrit, et signé. C'est ce que vous pou vez voir, messieurs, dans l'acte même fait entre nous, et dont voici les propres termes :

L'adjudication sera faite avec toute garantie de fait et de droit, mais sans perfection de mesure, en totalité ou par coupe, sans pouvoir anticiper sur la coupe de l'année prochaine, M. Cou rier n'entendant vendre que les deux coupes cidessus désignées.

Cette dernière clause vous paraîtra bizarre, et elle l'est en effet. Je ne crois pas qu'on ait jamais mis rien de pareil dans aucun acte. Qui jamais s'est avisé de dire : Je vends tel pré, à condition qu'on ne fauchera pas le pré voisin; ou bien tel champ, à condition qu'on ne moissonnera pas hors des limites de ce champ? Ayant désigné ce que je vendais, tout le reste n'était-il pas réservé de droit; et à quoi bon faire mention de ce que je ne vendais pas? Vous reconnaîtrez là, messieurs, mon peu de science en affaire. J'avais envie de vendre mes deux coupes à Bourgeau, que je connaissais pour un des bons marchands du pays, fort exact, payant bien; mais d'autre part je le craignais, à cause de quelques procès qu'il avait

eus, tout récemment, pour délits par lui commis dans les bois qu'il exploitait; et voyant près de ces deux coupes, que je mettais en vente, mes plus beaux et meilleurs taillis, j'avais peur que la tentation ne fût trop forte pour lui. Là-dessus donc j'imaginai, comme un expédient admirable, une sûre garantie, la clause que vous venez d'entendre, par laquelle Bourgeau s'engageait à ne toucher, sous aucun prétexte, à ma coupe de 1817 en abattant les deux autres.

Il le promit bien et signa; et moi qui me fiais à cela, je m'en allai, je voyageai, me croyant à l'abri de toute usurpation de sa part, et persuadé qu'il n'oserait couper une seule hart au-delà de ce qui lui revenait, tant je pensais l'avoir bien lié par cette convention écrite, qui me paraissait inviolable; mais à mon retour je trouvai qu'il n'en avait tenu compte, et qu'il avait abattu tout au travers de mes bois ce qui lui avait paru à sa bienséance, c'est-à-dire, dans ma meilleure coupe, tout le meilleur et le plus beau, à son choix, sans suivre aucune ligne, prenant ceci et laissant cela, selon qu'il lui convenait ou non. Car, en tel endroit, il s'enfonce de cinquante pas dans cette coupe, ailleurs il s'en tient aux limites. Il en use comme j'aurais pu faire, moi propriétaire, si j'eusse voulu me défaire du plus beau bois de ma foret, sans égard à l'ordre des coupes, et gâter mon bien par plaisir.

« PreviousContinue »