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tailles et soumettent des provinces, et de ne pas voir que la gloire, l'estime, l'admiration publique appartiennent de droit aux peintres et aux poètes. Voilà de beaux héros, vraiment, que ces César et ces Alexandre, pour être ainsi célébrés et divinisés; parlez-moi d'un homme qui fait des tableaux de chevalet ou des rimes redoublées. Quel tort on vous fait là, messieurs? Cela crie vengeance! Ne vous fâchez pas, me dit-il; tout va mieux que vous ne pensez, et les artistes ni les poètes n'ont pas tant à se plaindre de l'injustice des hommes ; car, travaillant pour la gloire, ils en ont de reste, et sont mieux partagés à cet égard que les conquérans. Comment? m'écriaije, surpris d'une pareille assertion.-Oui, vous et bien d'autres, dit-il, vous prenez le bruit pour de la gloire. Oh! nous savons faire cette distinction. - Mon Dieu, non, vous ne la faites point. Vous croyez (quand je dis vous, c'est la plupart des gens) qu'un homme dont on parle beaucoup a beaucoup de gloire.-Selon, dis-je, comme on en parle.Et ce fut là, continua-t-il, la dispute de Boileau et du prince de Conti. Vous savez ce trait? Non, je pense. Boileau était dans le carrosse du prince de Conti, et on parlait de cela justement, de la gloire des lettres et des arts, que le prince rabaissait fort, faisant cas seulement de celle qui s'acquiert par les armes. Chacun, comme vous croyez bien, fut de l'avis de

Son Altesse. Boileau seul, peu courtisan, soutint et par vives raisons prétendit prouver que la gloire d'Homère égalait celle d'Alexandre. Làdessus un homme passant, le prince l'appelle, et lui demande : Mon ami, dites-moi qui était Alexandre? Un grand capitaine, monseigneur. - Et Homère, qui était-il? — Ma foi, monseigneur, je ne sais. - On se moqua du pauvre Boileau. Vous voyez que le prince prenait pour de la gloire le bruit des conquêtes d'Alexandre, et triomphait de ce que cet homme en avait ouï quelque chose, n'ayant de sa vie entendu le nom du poète. Mais, monseigneur, demandez-lui qui est le bourreau de Paris, il vous le nommera sur-le-champ; et qui est le premier prédicateur de la cour, il ne saura que vous répondre. Est-ce que le bourreau a plus de gloire, et préféreriezvous sa renommée à celle du révérend père Bourdaloue? Voilà ce que put dire Boileau. Il avait trop de sens pour juger autrement de ces choseslà. Il se connaissait en gloire, non pas seulement en poésie, et il faisait, lui, peu de cas de celle d'Alexandre. Il le traitait de fou, d'enragé: vous rappelez-vous ces vers? Qui, trainant après soi lès horreurs de la guerre, — oui, oui, de sa vaste folie... C'est cela,-remplit toute la terre; mais s'il parle de Racine: eh qui, voyant un jour.....: comment est-ce qu'il dit? ne bénira d'abord le siècle fortune..... - Ah! il était poète. - D'accord.

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Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ? Mais les âges suivans ont trop bien confirmé ce jugement de Boileau pour que l'on en puisse appeler; et sa prédiction s'accomplit chaque jour sur nos théâtres, où tout Paris applaudit les pièces de Racine. Chaque jour on bénit le siècle qui vit naître ces pompeuses merveilles. Le siècle qui vit les carnages d'Arbelles et d'Issus, s'avisa-t-on jamais d'en bénir la mémoire? Et regrette-t-on qu'Alexandre n'ait pas vécu plus long-temps pour donner d'autres batailles, comme on pleure que Racine ait refusé à la scène de nouveaux chefsd'oeuvre après Athalie? En un mot, qu'est-ce que la gloire? -La gloire? dis-je : pour en trouver la juste définition il y faudrait penser un peu. Oh! dit la comtesse, la voici toute trouvée, la définition; et elle prit un livre près d'elle, et tournant quelques feuillets: c'est du Montaigne, nous dit-elle; et elle lut: La gloire est l'approbation que le monde fait des actions que nous mettons en évidence. Et Fabre là-dessus: - Eh bien! est-ce cela? Vous paraît-elle exacte cette définition? Et comme je fis signe que je m'en contentais: Voyons donc à présent, dit-il, qu'approuve davantage le monde, la guerre ou la poésie? On approuve l'une et l'autre en son temps. Mais, répliqua-t-il, en tout temps on approuve les vers, pourvu qu'ils soient bien faits, comme ceux de Racine ou de Boileau; qu'en

dites-vous? Sans doute. Et les peintures comme celles de Raphaël, les statues telles que l'Apollon; ne sont-ce pas là des choses qu'on approuve toujours? -Belle demande.-Et partout? -J'en demeurai d'accord. La guerre, poursuivit-il, bien faite, comme la faisaient Alexandre et César, l'approuve-t-on toujours? Je ne répondis pas d'abord. - Que vous en semble?— Eh mais, lui dis-je, c'est selon. Selon quoi?. Selon qu'elle est ou juste ou injuste, et encore selon l'intérêt que chacun y peut avoir. - Vous dites bien, me répondit-il; car, par exemple, ceux qu'elle ruine, et le nombre en est infini, ne l'approuvent nullement. Les orphelins, les veuves, les parens à qui elle arrache un fils en âge de payer les soins paternels; enfin les pères, les mères, les femmes, les enfans, voilà comme vous voyez une bonne partie du monde, sans parler des marchands, laboureurs, artisans, qui n'approuvent point la guerre, quelque bien qu'on 'la fasse. Aussi, à dire vrai, les connaisseurs sont rares. Tandis qu'il y aura peut-être quelques tacticiens qui s'écrieront, à la lecture d'une relation: oh la belle bataille! le beau siége! tout le reste du genre humain, noyé dans les pleurs, chargera d'exécration l'auteur de la bataille ou du siége. Voilà l'approbation qu'on donne à la plus belle guerre.

« Avec tout cela, dis-je, il y a des guerres justes.

vous ne le nierez pas. - Quoi! dit-il, elles le sont toutes. Il n'y en a point qui ne soit juste d'un côté et injuste de l'autre. Eh bien, la guerre

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juste on l'approuve. Vous ne m'entendez pas dit-il. Nous parlons de la gloire des guerriers. La gloire en ce genre, c'est de tuer beaucoup. C'est cela qui fait le héros à tort ou à droit, il n'importe; et celui qui perd la bataille n'est jamais qu'un misérable, eût-il toute la raison du monde. Le vainqueur seul est le grand homme, et le plus grand homme est celui qui tue davantage : car ce ne serait rien d'avoir tué quinze ou vingt mille hommes, par exemple. Avec cela on est à peine nommé dans l'histoire. Pour y faire quelque figure, il faut massacrer par millions. Or, ces boucheries-là, quelque belles, quelque admirables qu'elles soient, au dire de ceux qui s'y connaissent, le monde, pour user des termes de Montaigne, les approuve peu, généralement.

« Nous lui témoignâmes quelque doute que cela fût vrai. Car on admire, disions-nous, beaucoup plus les conquérans que les rois bienfaisans; et la comtesse ajouta qu'il n'y avait point d'homme qui n'aimât mieux être Alexandre que Titus. Il se peut, et je le crois comme vous, répondit Fabre; peut-être aussi admire-t-on plus un fameux brigand, qu'un sage magistrat. Cependant on approuve le juge qui fait pendre le brigand. Enfin vous et moi, me dit-il, nous approuvons plus Ra

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