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Michel en chevauche un qu'il a choisi entre tous, mais long, d'une longueur dont on ne voit pas la fin. Son dos paraît fait pour une file, ou pour les quatre fils Aymon. Michel y est comme isolé enfin c'est une bête à porter tout l'étatmajor du génie et le génie de l'état-major.

Quand nous verrons-nous? je ne sais ; j'ai déjà cent choses à te dire, qu'assurément je n'écrirai point. C'est bien dommage, car bien des traits dont je suis témoin tous les jours en vaudraient la peine, et cela vous divertirait. Mais, pour moi, écrire c'est ma mort, et puis je ne finirais jamais.

Tanto vi ho da dire che incomminciar non oso 2.

C'est le secrétaire qui a fait faire pour cette belle une fausse clef de sa prison. C'est lui qui l'a mariée au général Salvat, c'est lui qu'elle aime d'amour; bonne créature au fond, comme toutes les coquines. Adieu, je vous embrasse tous.

[Après la paix qui suivit la victoire d'Austerlitz, Napoléon chargea le maréchal Masséna de tirer vengeance du roi de Naples, qui avait violé la neutralité promise; le général Saint-Cyr retourna en Pouille, mais Courier ne l'accompagna plus, et obtint d'être atta

Michel, chef de bataillon du génie.
Vers de Pétrarque.

ché au corps d'armée du général Reynier, qui marchait directement sur la capitale.

Il partit donc de Bologne le 4 janvier 4806, et joignit son général à Spoleto, le 15. On ne rencontra d'obstacle nulle part: Capoue capitula le 12 février, et le 14 les Français entrèrent à Naples; après quelques jours de repos, le corps de Reynier fut envoyé en Calabre; une petite affaire d'avant-garde eut lieu à Lago Negro, le 6 mars, et le 9, l'armée napolitaine fut entièrement défaite à Campo-Tenese; le même jour le général coucha à Morano.]

A M. ***.

OFFICIER D'ARTILLERIE, A NAPLES.

Morano, le 9 mars 1806.

Bataille! mes amis, bataille! Je n'ai guère envie de vous la conter. J'aimerais mieux manger que t'écrire; mais le général Reynier, en descendant de cheval, demande son écritoire. On oublie qu'on meurt de faim: les voilà tous à griffonner l'histoire d'aujourd'hui; je fais comme eux en enrageant. Figurez-vous, mes chers amis, qui avez là-bas toutes vos aises, bonne chère, bon gîte et le reste; figurez-vous un pauvre diable non pas mouillé, mais imbibé, pénétré, percé jusqu'aux

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os par douze heures de pluie continuelle, une éponge qui ne séchera de huit jours; à cheval dès le grand matin, à jeun ou peu s'en faut au coucher du soleil: c'est le triste auteur de ces lignes qui vous toucheront si quelque pitié habite en vos cœurs. Buvez et faites brindisi à sa santé, mes bons amis, le ventre à table et le dos au feu. Voici en peu de mots nos nouvelles.

Les Zapolitains ont voulu comme se battre aujourd'hui; mais cette fantaisie leur a bientôt passé. Ils s'en vont et nous laissent ici leurs canons, qui ont tué quelques hommes du 1" d'infanterie légère par la faute d'un butor: tu devines qui c'est. Je t'en dirai des traits quand nous nous reverrons. N'ayant point d'artillerie ( car nos pièces de montagne c'est une dérision), je fais l'aide-de-camp les jours comme aujourd'hui, afin de faire quelque chose; rude métier avec de certaines gens. Quand, par exemple, on porte les ordres de Reynier au susdit, il faut d'abord entendre Reynier, puis se faire entendre à l'autre, être interprète entre deux hommes dont l'un s'explique peu, l'autre ne conçoit guère; ce n'est pas trop, je t'assure, de toute ma capacité.

On doit avoir tué douze ou quinze cents Napolitains, les autres courent, et nous courrons demain après eux, bien malgré moi.

Remacle a une grosse mitraille au travers du corps. Il ne s'en moque pas autant qu'il le di

sait. A l'entendre, tu sais, il se souciait de mourir comme de..... mais point du tout, cela le fâche. Il nomme sa mère et son pays.

On pille fort dans la ville et l'on massacre un peu. Je pillerais aussi, parbleu, si je savais qu'il y eût quelque part à manger. J'en reviens toujours là, mais sans aucun espoir. L'écriture continue, ils n'en finiront point. Je ne vois que le major Stroltz qui au moins pense encore à faire du feu; s'il réussit, je te plante là.

Le mouchard s'est distingué comme à son ordinaire: fais-toi conter cela par L...., qui fut témoin. Il était en avant, lui mouchard, avec quelques compagnies de voltigeurs. Tout à coup le voilà qui accourt à Dufour: Colonel! je suis tourné, je suis coupé, j'ai là toute l'armée ennemie. L'autre d'abord lui dit : Quoi! vous prenez ce moment pour quitter votre poste? On y va, il n'y avait rien.

Je me donne au diable si le général veut cesser d'écrire. Que te marquerai-je encore? J'ai un cheval enragé que mes canonniers ont pris. Il mord et rue à tout venant: grand dommage, car ce serait un joli poulain calabrois, s'il n'était pas si misanthrope, je veux dire sauvage, ennemi des hommes.

Nous sommes dans une maison pillée; deux cadavres nus à la porte; sur l'escalier, je ne sais quoi ressemblant assez à un mort. Dans la chambre même, avec nous, une femme violée, à ce

qu'elle dit, qui crie, mais qui n'en mourra pas, voilà le cabinet du géneral Reynier; le feu à la maison voisine, pas un meuble dans celle-ci, pas un morceau de pain. Que mangerons-nous? Cette idée me trouble. Ma foi, écrive qui voudra, je vais aider à Stroltz. Adieu.

[Après le combat de Campo-Tenese, Reynier continua de poursuivre les Napolitains, qui se dispersèrent entièrement et n'opposèrent aucune résistance: de toute leur armée, deux mille hommes seulement parvinrent à passer en Sicile. Cosenza fut occupé le 13 mars; le 29 du même mois les Français entrèrent à Reggio et parurent en vue de Messine; Courier accompagnait le général Reynier.

Joseph Bonaparte, qui avait le commandement supérieur de toutes les troupes envoyées contre Naples, quitta cette capitale le 3 avril, pour aller visiter les Calabres et la Pouille; il arriva le 12 à Cosenza, et reçut le 15, à Bagnara, l'ordre de prendre le titre de roi des Deux-Siciles: il fut reçu en cette qualité à Reggio, d'où il partit le 20 pour achever sa tournée en passant par Tarente.]

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