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juvabit, si le ciel accorde à mes prières de vous revoir quelque jour.

En attendant, soyez témoin des premiers pas que je fais, guidé par lui dans les ténèbres des anciennes inscriptions, où, bien loin de porter la lumière, j'obscurcis ce qui paraissait clair, ou pour mieux dire, je m'aperçois que ceux qui pensaient m'éclairer ne voient goutte eux-mêmes. Regardez, s'il vous plaît, l'inscription que j'encadre ici comme un véritable et studieux antiquaire que je suis.

AP. CLAVDIVS. AP. F. AP. N. AP. PRN.
PVLCHER. Q. QVAE PR.

crus que

Elle se trouve à la villa Borghèse sur un beau vase d'albâtre. Les abréviations qu'elle renferme m'étant toutes connues, hors une, par les suscriptions en usage dans les lettres de Cicéron, je celle que j'ignorais me serait facilement expliquée par mon oracle l'abbé Marini; mais quand je la lui présentai, copiée bien exactement, il demeura stupide comme le Cinna de Corneille. Cependant, après quelques réflexions, il courut à ses livres, et me montra la même inscription écrite tout différemment dans Winckelmann et d'autres auteurs qui l'ont publiée. La différence consiste en ce que, après le mot Pulcher, ils écrivent en toutes lettres quæsitor, et

expliquent ainsi le tout: Appius, Claudius, Appii filius, Appi Nepos, Appii Pronepos, Pulcher Questor, Quæsitor, Prætor. Voilà ce qu'ils ont imaginé pour se tirer, sans qu'il y parût, de l'embarras où les jetait ce Q. Ce Q met à la torture l'esprit de mon abbé.

J'ai su lui préparer des travaux et des veilles.

Il cherche, il rêve, il feuillette ses livres, dentibus infrendens. Ne puis-je pas m'appliquer ce que disait Ciceron (conturbavi græcam gentem), ayant proposé, et même je crois aux antiquaires de son temps, quelque noeud qu'ils ne pouvaient soudre. Pour moi, je vous l'avoue avec quelque pudeur, j'ai assez pris goût à cette science, qui est une espèce de divination, et, en style sentimental, je pourrais vous dire que je me plais parmi les tombeaux.

Dites à ceux qui veulent voir Rome qu'ils se hâtent; car chaque jour le fer du soldat et la serre des agens français flétrissent ses beautés naturelles et la dépouillent de sa parure. Permis à vous, Monsieur, qui êtes accoutumé au langage naturel et noble de l'antiquité, de trouver ces expressions trop fleuries ou même trop fardées; mais je n'en sais pas d'assez tristes pour vous peindre l'état de délabrement, de misère et d'opprobre où est tombée cette pauvre Rome que vous avez vue si pompeuse, et de laquelle à pré

sent on détruit jusqu'aux ruines. On s'y rendait de tous les pays

autrefois, comme vous savez, du monde. Combien d'étrangers qui n'y étaient venus que pour un hiver, y ont passé toute leur vie! Maintenant il n'y reste que ceux qui n'ont pu fuir, ou qui, le poignard à la main, cherchent encore, dans les haillons d'un peuple mourant de faim, quelque pièce échappée à tant d'extorsions et de rapines. Les détails ne finiraient pas, et d'ailleurs, dans plus d'un sens, il ne faut pas tout vous dire. Mais par le coin du tableau dont je vous crayonne un trait, vous jugerez aisément du reste.

Le pain n'est plus au rang des choses qui se vendent ici. Chacun garde pour soi ce qu'il en peut avoir au péril de sa vie. Vous savez le mot panem et circenses: ils se passent aujourd'hui de tous les deux et de bien d'autres choses. Tout homme qui n'est ni commissaire, ni général, ni valet ou courtisan des uns ou des autres, ne peut manger un œuf. Toutes les denrées les plus nécessaires à la vie sont également inaccessibles aux Romains, tandis que plusieurs Français, non des plus huppés, tiennent table ouverte à tous venans. Allez nous vengeons bien l'univers vaincu! !

Les monumens de Rome ne sont guère mieux traités que le peuple. La colonne Trajane est cependant à peu près telle que vous l'avez vue, et nos curieux, qui n'estiment que ce qu'on peut

emporter et vendre, n'y font heureusement aucune attention. D'ailleurs, les bas-reliefs dont elle est ornée sont hors de la portée du sabre, et pourront par conséquent être conservés. Il n'en est pas de même des sculptures de la villa Borghèse, et de la villa Pamphili, qui présentent de tous côtés des figures semblables au Deiphobus de Virgile. Je pleure encore un joli Hermès enfant, que j'avais vu dans son entier, vêtu et encapuchonné d'une peau de lion, et portant sur son épaule une petite massue. C'était, comme vous Voyez, un Cupidon dérobant les armes d'Hercule, morceau d'un travail exquis, et grec, si je ne me trompe. Il n'en reste que la base, sur láquelle j'ai écrit avec un crayon : Lugete, Veneres Cupidinesque, et les morceaux dispersés qui feraient mourir de douleur Mengs et Winckelmann, s'ils avaient eu le malheur de vivre assez longtemps pour voir ce spectacle.

Tout ce qui était aux Chartreux, à la villa Albani, chez les Farnese, les Onesti, au Múséum Clémentin, au Capitole, est emporté, pillé, perdu ou vendu. Les Anglais en ont eu leur part, et des commissaires français, soupçonnés de ce commerce, sont arrêtés ici. Mais cette affaire n'aura pas de suite. Des soldats, qui sont entrés dans la bibliothèque du Vatican, ont détruit, entre autres raretés, le fameux Térence du Bembo, manuscrit des plus estimés, pour avoir quelques

dorures dont il était orné. Vénus de la ville Borghèse a été blessée à la main par quelques descendans de Diomède, et l'hermaphrodite (immane nefas!) a un pied brisé.

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A M. CHLEWASKI,

A TOULOUSE.

1

Rome, 27 février 1799.

Monsieur, je vous promets de m'informer de toutes les personnes dont vous me demandez des nouvelles; mais ce ne peut être que dans quelque temps, parce que pour le présent je ne vois presque personne, je ne sors point, et je ferme ma porte. Je sais pourtant déjà, et je puis vous assurer, que l'ex-jésuite Rolati n'est plus vivant.

L'Anténor dont vous me parlez est une sotte imitation de l'Anacharsis, c'est-à-dire d'un ouvrage médiocrement écrit et médiocrement savant, soit dit entre nous. Il faut être bien pauvre d'idées pour en emprunter de pareilles. Je crois que tous les livres de ce genre, moitié histoire moitié roman, où les mœurs modernes se trouvent mêlées avec les anciennes, font tort aux unes et aux autres, donnent de tout des idées très-fausses, et choquent également le goût et l'érudition. La science et

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