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lettre dans ce monde-ci au quartier-général de l'armée de Rome, et comptez que si on ne me donne point d'autre emploi que celui que j'exerce, elle me trouvera bien sain, et me fera bien aise. Ce laurier qu'Horace appelle morte venalem est ici à meilleur marché. Ceux dont se charge ma tète ne me coûtent guère, je vous assure. J'en prends maintenant à mon aise, et je laisse fuir les Napolitains, qui sont, à l'heure où je vous écris, de l'autre côté de Garigliano je ne fais pas tant de chemin pour trouver des ennemis, et ceux-là ne valent pas la peine qu'on coure après eux. Vous aurez vu sans doute dans les papiers publics l'histoire de leur déconfiture.

Je m'en tais done ici, de crainte de pis faire.

Ce que je pourrais vous en apprendre, bon à dire sous les peupliers qui bordent votre canal, ne vaut rien à mettre dans une lettre.

Par une raison semblable, je ne vous dirai rien de Lyon, où j'ai passé deux semaines sans plaisirs et sans peines, bonnes par conséquent selon les stoïques, mauvaises au dire d'Épicure.

Milan est devenu réellement la capitale de l'Italie depuis que les Français y sont maîtres. C'est à présent, delà les monts, la seule ville où l'on trouve du pain cuit et des femmes françaises, c'est-à-dire nues. Car toutes les Italiennes sont vêtues, même l'hiver, mode contraire à celle de

Paris. Quand nos troupes vinrent en Italie, ceux qui usèrent sans précaution des femmes et du pain du pays s'en trouvèrent très-mal. Les uns crevaient d'indigestion, les autres coulaient des jours fort désagréables (expression que me fournit bien à propos le style moderne):

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés

comme les animaux de La Fontaine ce que voyant, la plupart des nôtres prirent le parti de s'accommoder aux usages du pays; mais ceux qui n'ont pu s'y faire, et auxquels il faut encore de la croûte (vous me passez ces détails, puisque charta non erubescit, selon Cicéron, qui en écrivait de bonnes), ceux-là donc font venir de France des femmes et des boulangers. Voilà comment et pourquoi madame M.... passa les Alpes. Sachez, Monsieur, que madame M.... est la femme d'un commissaire envoyé par le gouvernement à Malte, où il n'a pu aller; mais ce qu'il eût fait à Malte, il le fait ici, de même que sa femme, qui est sans contredit la plus jolie de toute l'armée. Tous deux écorchent l'italien, comme disait Mazarin, mais de différentes manières illa glubit magnanimos Remi nepotes; le mari est agent des finances de l'armée française, charge de l'invention de Bonaparte, mais changée depuis son règne, en ce qu'elle dépend peu de ses successeurs, bien moins puissans que lui. La dame fut prise

à Viterbe lors de la retraite des Français, et reprise avec la place. Il y a dans son histoire quelque chose de celle d'Hélène, peut-être dans sa personne, mais plus sûrement dans le rôle que joue son mari, qui est un plaisant Ménélas, court, lourd et sourd, d'ailleurs ébloui, on peut mème dire aveuglé par les charmes de la princesse. Puisque me voilà sur cet article, madame Pepe est dans le petit nombre des femmes françaises qui voient un très-petit nombre de maisons romaines : la seconde pour la beauté, la première à d'autres égards. Elle donne tout-àfait dans le bel esprit, et veut passer pour connaisseuse en peinture et en musique. Vient ensuite madame Bassal, femme d'un consul, non romain, mais français; tout cela se rassemble avec beaucoup d'hommes chez les princesses Borghèse et Santa - Croce, et chez la duchesse de Lante. Joignez-y une marquise de Cera (maison piémontaise), figure très-agréable, gâtée par des mines et des airs d'enfant qui ont pu plaire en elle à seize ans, et il y a seize ans.

Je voudrais, au reste, pouvoir vous donner une idée de ces cercles, ou être sûr que ce tableau vous intéresserait. Mais vous en parler sérieusement, cela vous ennuierait, et pour vous le peindre en ridicule, c'est trop dégoûtant. Quelques grands seigneurs d'Italie qui prêtent leurs maisons, et qui font, pour bien vivre avec

les Français, des bassesses souvent inutiles, sont des gens ou mécontens des gouvernemens que nous avons détruits, ou forcés par les circonstances à paraître aimer le chaos qui les remplace, ou assez ennemis de leur propre pays pour nous aider à le déchirer, et se jeter sur les lambeaux que nous leur abandonnons. Tels sont à Milan les Serbelloni, ici les Borghèse et les Santa-Croce. La princesse de ce nom formosissima mulier, femme connue de tous ceux qui ont voulu la connaître, et beaucoup au-dessous de sa réputation, du moins quant à l'esprit, a lancé son fils dans les troupes françaises. Il s'est fait blesser, et le voilà digne d'être adjudant-général. Les deux Borghese, qui ont acheté moins cher des honneurs à peu près pareils, sont deux polissons incapables d'être jamais des laquais supportables, aussi maladroits que plats et grossiers dans les flatteries qu'ils prodiguent à des gens qui les méprisent.

Le reste ne vaut pas l'honneur d'ètre nommé.

J'ai pourtant trouvé ici une connaissance fort agréable, et cela sans recommandation, chose difficile pour un Français. Un jour que j'étais allé voir seul ce qui reste du Musée et de la bibliothèque du Vatican, j'y trouvai l'abbé Marini, autrefois archiviste ou garde des Archives de la chambre apostolique, homme assez savant dans

les langues anciennes, mais surtout fort versé dans la science des inscriptions, dont il a publié des ouvrages estimés. Son nom, que j'entendis prononcer, me faisant soupçonner ce qu'il pouvait être (car j'avais vu ses ouvrages cités dans je ne sais quelle préface latine d'un auteur allemand), je me décidai à l'aborder. Il se trouva heureusement qu'il parlait assez français. Il me répondit avec honnêteté; et, après une conversation de quelques minutes, me conduisit chez lui, où je trouvai une bibliothèque excellente, dont je dispose à présent, un cabinet d'antiquités, force tableaux, dessins, estampes, cartes, etc. Je suis aujourd'hui de ses intimes, et comme dit Sénèque, primæ admissionis, ce qui contribue surtout à me rendre agréable le séjour de Rome.

Il m'a prêté, outre ses livres, je veux dire ceux qu'il a composés, auxquels je n'entends pas grand'chose, d'autres dont j'avais besoin pour me remettre un peu de la fatigue des conversazioni franco-italiennes, et m'a conté différentes choses assez curieuses de plusieurs personnages célèbres qu'il a vus de près. Car il a été fort considéré de plusieurs ministres, cardinaux et autres puissans d'alors, et même il passe pour avoir eu quelque crédit auprès des deux derniers papes. Je regrette de ne pouvoir ou de n'oser mettre ici tout ce qu'il m'a dit de l'abbé Maury, qu'il a bien connu et jugé. Mais forsan et hoc olim meminisse

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