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eut des dames pármi ses élèves, et montra tant de zèle pour l'une d'elles, qu'il lui fallut, un matin du mois de décembre, quitter précipitamment la ville, sans pouvoir dire adieu à son ami Chlewaski. Il se rendit d'abord à la Véronique, près de sa mère, puis à Paris, d'où, au printemps de 1798, on l'envoya joindre les troupes qui se rassemblaient en Bretagne sous le nom d'armée d'Angleterre. Après avoir parcouru les côtes du Nord à la suite d'un général d'artillerie, il vint séjourner à Rennes, où, profitant d'un moment de loisir, il rouvrit ses livres, et fit la première ébauche de son Eloge d'Hélène.

Enfin, de nouveaux ordres le dirigèrent sur le pays qu'il a depuis préféré à tous les autres; il quitta Paris à la fin de novembre pour se rendre à Milan et de là à Rome.]

A M. CHLEWASKI,

A TOULOuse,

Lyon, le 4 décembre 1798.

Si jamais lettre m'a fait plaisir, c'est celle que j'ai reçue de vous, Monsieur; et si jamais j'ai mandit le vacarme de Paris, les affaires, les plaisirs, les voyages, c'est lorsqu'ils m'ont ôté le repos et la liberté d'esprit que j'ai toujours désirés pour m'entretenir avec vous. Votre aimable lettre me fut remise à Rennes peu de jours avant mon départ, et je l'emportai à Paris, où je comptais

cela

y répondre, croyant qu'il ne me faudrait pour que de l'encre et du papier. Ce fut le temps qui me manqua, chose rare en ce pays-là où l'on en perd plus qu'ailleurs.

De Paris je suis venu ici, où les premiers momens que je puis arracher à des affaires odieuses et à des conversations humiliantes pour un homme accoutumé à causer avec vous, je les emploie, non à vous répondre (c'est un plaisir que je me réserve de goûter à mon aise et sans distraction), mais à vous apprendre que je m'y prépare; que bientôt je serai hors de l'enfer que je traverse, et qu'alors mes lettres, loin de se faire attendre, provoqueront les vôtres et vous importuneront peut-être. Si cette phrase est embrouillée, vous saurez bien certainement y démêler ma pensée, qui est : que rien au monde ne peut me faire plus de plaisir qu'une correspondance comme la vôtre qui, en flattant mon amourpropre, εὐφραίνει ψυχὴν autant par la satisfaction que j'éprouve à recevoir de vos nouvelles, que par le souvenir des heures agréables que j'ai passées dans votre entretien.

J'aime fort le récit que vous me faites de vos courses dans les Pyrénées; mais pourquoi faut-il que l'idée de ce charmant voyage vous soit venue si tard? Je ne vous cacherai pas que d'abord je vous en ai voulu un peu d'avoir attendu, pour aller à Bagnères, que j'en fusse revenu, et, qui

pis est, hors d'état d'y retourner avec vous. Mais il m'en coûtait trop de me plaindre long-temps de vous, et je vous ai bientôt pardonné en faveur de votre lettre, de vos observations, et du plaisir que j'ai à me vanter que tout cela m'est adressé. Ainsi, je m'en prends à mon étoile, et j'accuse les dieux, qui, pour quelques raisons que nous ignorons, ne veulent pas apparemment nous voir ensemble si près d'eux, non plus que Castor et Pollux.

C'est tout ce que je veux vous dire quant à présent sur cet article, me réservant à payer bientôt vos descriptions des Pyrénées, d'une histoire de mes voyages, accidens, fortunes diverses depuis Rennes jusqu'à Rome, où je vais par ordre du ministre. Je pars demain en même temps que cette lettre, et peut-être quand vous la lirez, sublimi feriam sidera vertice tandis que Juppiter hibernas caná nive conspuet Alpes, c'est-à-dire que je grimperai sur le Mont-Cenis.

Me pardonnerez-vous toutes ces citations, et suis-je excusable en effet de vous envoyer une misérable rapsodie brodée ou bordée de la pourpre d'Horace, au lieu d'une lettre décente que je vous devais et que j'avais dessein de vous écrire pour vous remercier de la vôtre, pour justifier mon silence, et pour vous bien prier de ne pas me punir en m'imitant. Mais sachez, Monsieur, que je vous écris stans pede in imo dans une mau

dite auberge, entouré de bruit et d'importuns. Est-ce dans une pareille situation de corps et d'esprit qu'on peut causer avec vous? Aussi serait-ce un pur hasard s'il se trouvait dans ce griffonnage quelque chose qui eût le sens commun, à moins que ce ne soit l'assurance de l'attachement que je vous ai voué.

Je compte (moi qui devrais avoir appris à ne compter sur rien) rester à Milan cinq ou six semaines. J'inonderai le premier papier qui me tombera sous la main d'un déluge d'observations dont je charge pour vous ma mémoire depuis que j'ai reçu votre lettre. Lectures, voyages, spectacles, bals, auteurs, femmes, Paris, Lyon, les Alpes, l'Italie, voilà l'Odyssée que je vous garde. Mes lettres vous pleuvront. Une page pour une ligne, et dans peu vous en aurez haut comme cela, c'est-à-dire par-dessus la tête. J'espère bien recevoir des vôtres à Milan, sans quoi je vous croirais faché, et fâché injustement, car il est très-vrai que depuis mon départ de la Bretagne je n'ai pu jusqu'à ce moment ni trouver ni même espérer un peu de repos pour vous écrire, et que je n'ai cessé d'y songer.

A M. CHLEWASKI,

A TOULOUSE.

Rome, le 8 janvier 1799.

Monsieur, après vous avoir annoncé que je m'arrêterais à Milan, je vous écris de Rome, encore tout étourdi de me voir lancé si loin de l'heureux pays où vos lettres pouvaient me parvenir en huit jours. Je ne sais comment cela s'est fait, mais me voilà décidément redevenu soldat, par conséquent sine sede, vivant à la mode des Scythes, quorum plaustra vaga ritè trahunt domos. Et pour avoir de vos lettres, qui me sont devenues nécessaires depuis que vous m'en avez fait goûter d'une si bonne, je me trouve un peu embarrassé à vous donner mon adresse. Car nous autres conquérans, emportés par la victoire, nous ne savons guère aujourd'hui où nous serons, ni si nous serons demain. En cherchant la gloire, nous trouvons la mort. Je m'arrête tout court sur cette phrase, car je sens qu'un pareil style m'emporterait haut et loin. N'allez pas conclure de tout ceci que ce n'est pas la peine d'écrire à des gens dont l'existence même est toujours douteuse, et, sans vous inquiéter si je suis des morts ou des vivans, adressez-moi bientôt une

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