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au temple de Mémoire. Et c'est le seul tort qu'ait eu Childebrand.

Lorsque vous m'écrirez, Monsieur, dites-moi, s'il vous plaît, une chose

allez-vous toujours cette saison-ci, par

prendre l'air, le soir, dans exemple, sous ces peupliers au bord du canal? Ah! quelles promenades j'ai faites en cet endroitlà! quelles rêveries quand j'y étais seul! et avec vous quels entretiens! d'autant plus heureux alors que je sentais mon bonheur. Les temps sont bien changés, pour moi du moins. Mais quoi! nul bien ne peut durer toujours, c'est beaucoup d'avoir le souvenir de pareils instans, et l'espoir de les voir renaître. Un jour, et peut-être plus tôt que nous ne le croyons, vous et moi nous nous retrouverons ensemble au pied de ces pauvres Phaétuses. Saluez-les un peu de ma part, et donnez-moi bientôt, je vous en prie, de leurs nouvelles et des vôtres.

[Cependant Courier avait expédié de Tarente plusieurs bâtimens chargés d'artillerie, qui étaient arrivés à Crotone, et, jugeant sa mission finie, il se décida à revenir lui-même. Il s'embarqua donc dans la nuit du 10 au 14 juin avec le capitaine Monval et deux canonniers sur une polaque qui portait un dernier chargement de douze pièces de gros canon et d'autant d'affûts. Au jour, il reçut la chasse d'un brick anglais qui le gagnait de vitesse. Se voyant alors dans l'impossibilité de sauver le bâtiment, il ordonna au ca

pitaine de faire ses dispositions pour le couler, et se jeta dans la chaloupe avec l'équipage. Mais l'effet ne répondit pas à son attente; et, avant de gagner la terre, il eut le déplaisir de voir les Anglais s'emparer du navire abandonné. La chaloupe aborda à l'embouchure du Crati, près de l'ancienne Sybaris; les quatre Français se dirigèrent vers la petite ville de Corigliano, qu'on voyait deux lieues au-delà sur une hauteur. Mais avant d'y arriver ils tombèrent entre les mains d'une bande de ces Calabrais qu'à juste titre alors on appelait brigands. Ceux-ci, après leur avoir enlevé les armes, l'argent et même les vêtemens, se disposaient à les fusiller. Un des canonniers pleurait et montrait une frayeur qui augmentait encore le danger. Courier, élevant alors la voix, lui dit : Quoi! tu es soldat français, et tu crains de mourir? Dans ce moment arriva le syndic de Corigliano avec quelques hommes. Ne se trouvant pas assez fort pour imposer aux brigands, il feignit de partager leur rage; et, paraissant plus acharné qu'eux-mêmes : Camarades, dit-il, point de grace à ces coquins de Français, mais conduisons-les en ville, afin que le peuple ait le plaisir d'assouvir lui-même sa vengeance. Il obtint ainsi qu'on lui remît les prisonniers, et les fit jeter dans un cachot: mais, dès la nuit suivante, il les fit sortir et leur donna un guide qui, par des chemins de traverse, les conduisit à Cosenza, où il y avait garnison française.

Courier séjourna quelques jours dans cette ville, et un de ses camarades qui s'y trouvait le pourvut de vêtemens; il en partit le 19 pour rejoindre le quartier-général, et coucha le même jour à Scigliano. Le lendemain, sur les hauteurs de Nicastro, il fit encore rencontre de brigands trois hommes de son escorte furent tués, et il perdit une partie des nippes qui lui avaient été données.

Enfin, le 24 juin, il arriva à Monte-Leone, où se trouvait le général Reynier, qui avait déjà connaissance de la perte du dernier

convoi d'artillerie; la lettre suivante rend compte de son entrevue avec le général.]

A M. ***,

OFFICIER D'ARTILLERIE, A COSENZA.

Monte-Leone, le 21 juin 1806.

J'arrive. Sais-tu ce qu'il me dit en me voyant : Ah, ah! c'est donc vous qui faites prendre nos canons? Je fus si étourdi de l'apostrophe, que je ne pus d'abord répondre; mais enfin la parole me vint avec la rage, et je lui dis bien son fait. Non ce n'est pas moi qui les ai fait prendre; mais c'est moi qui vous fais avoir ceux que vous avez. Ce n'est pas moi qui ai publié un ordre dont le succès dépendait surtout du secret; mais je l'ai exécuté malgré cette indiscrétion, malgré les fausses mesures et les sottes précautions, malgré les lenteurs et la perfidie de ceux qui devaient me seconder, malgré les Anglais avertis, les insurgés sur ma route, les brigands de toute espèce, les montagnes, les tempêtes, et par-dessus tout sans argent. Ce n'est pas moi qui ai trouvé le secret de faire

traîner deux mois cette opération, presque terminée au bout de huit jours, quand le roi et l'étatmajor me vinrent casser les bras. Encore, si j'en eusse été quitte à leur départ! mais on me laisse un aide-de-camp pour me surveiller et me hâter, moi qu'on empêchait d'agir depuis deux mois, et qui ne travaillais qu'à lever les obstacles qu'on me suscitait de tous côtés; moi qui, après avoir donné de ma poche mon dernier sou, ne pus obtenir même la paie des hommes que j'employais. Et où en serais-je à présent, si je n'eusse d'abord envoyé promener mon surveillant, trompé le ministre pour avoir la moitié de ce qu'il me fallait, et méprisé tous les ordres contraires à celui dont j'étais chargé? Ce ne fut moi qui dispensai la ville de Tarente de faire mes transports; mais ce fut moi qui l'y forçai, malgré les défenses du roi. En un mot, je n'ai pu empêcher qu'on ne livrât, par mille sottises, douze pièces de canon aux ennemis; mais ils les auraient eues toutes, si je n'eusse fait que mon devoir.

pas

Voilà, en substance, quelle fut mon apologie, on ne peut pas moins méditée; car j'étais loin de prévoir que j'en aurais besoin. Soit crainte de m'en faire trop dire, soit qu'on me ménage pour quelque sot projet dont j'ai ouï parler, il se radoucit. La conclusion fut que je retournerais pour en ramener encore autant, et je pars toutà-l'heure. Cela n'est-il pas joli? Par terre tout est

insurgé; par mer les Anglais me guettent; si je réussis, qui m'en saura gré? si j'échoue, haro sur le baudet. Ne me viens point dire : Tu l'as voulu. J'ai cru suivre un ami, et non un protecteur; un homme, non une excellence. J'ai cru, ne voulant rien, pouvoir me dispenser d'une cour assidue, et, dans le repos dont on jouissait, goûter à Reggio quelques jours de solitude, sans mériter pour cela d'être livré aux bêtes. Mais enfin m'y voilà. Il faut faire bonne contenance et louer Dieu de toutes choses, comme dit ton zoccolante.

Toi, cependant, tu fais l'amour à ton aise : j'en ferai autant quand j'y serai, en bon lieu, comme toi, s'entend; maintenant je suis démonté de toute manière. Adieu, Guérin te remettra ceci, fais pour lui ce que tu pourras.

[Courier partit donc de Monte-Leone, le 24 juin, et alla coucher à Catanzaro; le lendemain à Crotone, où il resta quelques jours, attendant une occasion pour passer par mer à Tarente. Il remarqua à Crotone, que le commandant se nommait Milon.]

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