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AUG 12 1901

HE 45 .438

NOTICE BIOGRAPHIQUE

SUR M. DE LAVERGNE

Pour la première fois ce livre est présenté au public sans avoir été revu par l'auteur. Il est demandé, il le faut livrer en veillant à ce qu'il continue à justifier de tous points la faveur qui s'y attache. Il énonce des lois immuables, il décrit une nature peu changeante, enfin il reproduit beaucoup de chiffres. C'est cette partie statistique qu'il convenait de rapprocher des réalités actuelles. Un respect profond interdisant de toucher à un texte désormais arrêté, on aurait pu placer au bas des pages les notes nécessaires à cet effet. Mais ces notes, nécessairement assez multipliées, eussent rendu la lecture fatigante; ce qui est autre ment grave, elles eussent enlevé à l'ouvrage ce charme indicible qui découle de la belle ordonnance, de l'enchaînement si naturel, si facile des raisonnements. D'ailleurs il ne s'agit ici que de venir à l'appui de ces raisonnements, d'en montrer le bien fondé; il ne s'agit pas de renseigner le publiciste, le spéculateur, tâche à laquelle suffisent à peine les annuaires, les revues et même les journaux quotidiens. On s'est donc contenté d'ajouter aux articles détachés, sur l'agriculture anglaise en 1853 et 1857, la traduction d'un rapport officiel paru tout récemment, qui en forme le complément naturel.

On a placé en tête du volume le portrait de M. L. de Lavergne; un peintre de génie n'eût pas rendu avec plus de bonheur que cette photographie, la physionomie si fine,

a

si spirituelle du maître. A la voir, on se rappelle sans efforts ces causeries pleines de charme qu'il appelait des leçons et qui laissaient les auditeurs tout surpris des connaissances aussi solides que nombreuses, acquises dans une heure de séduisant entretien.

Ensuite on a voulu que l'œuvre elle-même fût précédée de quelques pages retraçant une existence singulièrement mêlée d'efforts pénibles et infructueux, de prospérités continues et de douleurs à peine croyables. C'est l'un des témoins de ce long martyre que l'on a prié, entre tant d'autres plus autorisés, de raconter la vie du maître, et de donner des soins à la présente édition de l'œuvre de sa prédilection. A défaut du reste il aura mis tout son zèle afin de rendre digne de l'homme éminent que la science. vient de perdre, l'hommage que la maison Guillaumin a voulu consacrer à sa mémoire par cette publication.

Nous l'avons dit déjà, cette vie qui comprend presque trois quarts de siècle, de 1809 (24 janvier) à 1880 (18 janvier), se partage en trois périodes dont chacune a pour théâtre une seule ville; la première Toulouse, la seconde Paris, la dernière Versailles. Nous ne parlons pas de Bergerac qui vit naître Gabriel-Louis-Léonce Guilhaud de Lavergne, parce que lui-même n'en parlait jamais, et que les souvenirs très éloignés qu'il en pouvait avoir ne paraissaient pas lui causer l'émotion que produisent d'ordinaire tous ceux qui se rattachent à la première enfance. C'est au collège de Toulouse. qu'il fit ses études, études brillantes continuées par des succès au sein de l'Académie locale dont il fut membre dès 1830, et une part éclatante dans les concours des Jeux Floraux qui lui valut un double prix en 1839, un triple prix l'année d'ensuite avec le titre de Maître et de Mainteneur. Si flatteuses que fussent pour l'amour-propre ces distinctions multipliées, elles n'apportaient aucun changement à l'état précaire où végétaient Me de Lavergne et son fils, par suite des revers qui n'avaient cessé d'accabler la famille depuis la fin du siècle dernier. « Mon grand père, disait M. de Lavergne peu de temps avant sa mort, était

propriétaire à Saint-Laurent de Céris, arrondissement de Confolens (Charente) et avocat. Il appartenait à cette portion du tiers-état qui prit au commencement de la Révolution la direction du mouvement. Il fut un des rédacteurs des cahiers de son ordre et joua un rôle actif à l'Assemblée constituante. Il s'appelait Guilhaud du Cluzeau. Il eut plusieurs enfants mâles et, suivant l'usage du temps et du pays, chacun se distingua par un nom de terre ; c'est ainsi que mon père s'appela Guilhaud de Lavergne. Un frère de mon père, qu'on appelait Guilhaud de Létanche, fut élu député de Montmorillon (Vienne) à l'Assemblée législative de 1791. (L'Almanach royal pour 1792 porte Guilhaud de l'Etanche, secrétaire du directoire du district de Morillon, député de la Vienne, rue de Bourbon, près les Théatins, chez M. Lévêque.) Il fut proscrit au 10 août et obligé de se cacher pendant la Terreur. Il est mort en 1845, à Saint-Laurent de Céris, laissant la réputation d'un jurisconsulte éminent. Cinq de mes oncles émigrèrent. Deux moururent dans l'émigration. La famille entière eut à subir les lois terribles rendues contre les émigrés et les parents d'émigrés. >>

<< Mon père était le plus jeune des fils. Surpris par cette tempête, il chercha un refuge dans les emplois publics. Il était employé dans les contributions quand il épousa, en l'an X, mademoiselle Duguet, fille d'un propriétaire du pays. Un changement le conduisit à Bergerac (Dordogne) où je naquis, le 24 janvier 1809. Un autre changement, car ils étaient fréquents à cette époque, les appela à Toulouse. A chaque remaniement administratif mon père n'obtenait que des compensations insuffisantes. Le modeste avoir de mes parents, réduit par ces déplacements successifs, acheva de se perdre dans un essai d'exploitation de mine dans les Pyrénées. Mon enfance se passa dans une véritable gêne. La tendresse de ma mère y suppléa. Pendant plusieurs années j'allais passer mes vacances dans la famille de mon père, auprès d'un oncle qui était curé. C'est chez lui que je me rendais de préférence. »

Pour sortir de cette gêne il fallut s'ingénier, essayer toutes les voies, accepter bien des conditions et de dures. conditions. Tout ce que l'on sait là-dessus est fort vague, le seul fait précis, c'est que M. de Lavergne devint libraire, imprimeur, journaliste, puis enfin propriétaire du Journal de Toulouse. Cette dernière position le mit en rapport avec les personnes les plus influentes du Midi. D'autre part, comme Toulouse était un centre important pour les Espagnols que la guerre civile chassait de ce côté des Pyrénées, il acquit dans les cercles réfugiés, où l'attiraient les charmes si puissants de la société espagnole, une grande habileté à manier la langue castillane et une connaissance merveilleuse des partis et des hommes politiques de la Péninsule. Chose singulière, ce pays qu'il connaissait si bien, il ne devait jamais le voir.

Peut-être l'aptitude à se renseigner dont il donnait ainsi la preuve, se joignant aux services qu'il put rendre lors des élections, le firent-ils appeler à Paris où il semble qu'il occupa la place de rédacteur au ministère des affaires étrangères vers l'année 1839. Avant cela il avait cherché à s'employer dans la capitale, mais il ne revenait jamais sur ses tentatives, répétées sans doute plus d'une fois, qu'à l'occasion d'une aventure assez singulière.

Un jour il se mettait en route sans avoir pris de passeport, ayant une aversion décidée contre une formalité aussi gênante que peu utile. Il n'alla pas loin sans rencontrer les gendarmes qui l'emprisonnèrent d'abord, la présence de la duchesse de Berry à Blaye rendant le gouver nement particulièrement soupçonneux. Dans le portefeuille que l'on saisit pour le montrer aux autorités se trouvaient de vives recommandations pour les personnes les plus en vue de la politique et de la littérature. Sitôt qu'il en eut pris connaissance, le sous-préfet accourut présenter ses excuses au prisonnier et le faire élargir, ce à quoi celui-ci ne consentit qu'avec peine, ayant déjà pris ses dispositions pour souper et passer la nuit. Tel est le seul souvenir qui soit resté des démarches entreprises pendant près de dix ans.

Le Dictionnaire de P. Larousse dit qu'en 1838, M. de Lavergne professa à Montpellier et que son cours sur les littératures étrangères fut très remarqué. Il se peut; outre l'espagnol, l'italien et l'anglais, il possédait une connaissance approfondie de la langue provençale dans ses divers dialectes, on peut s'en assurer en lisant les articles de la Revue des Deux-Mondes où il discute avec autorité jusqu'à des questions de métrique. Peut-être aura-t-il donné quelques conférences sur cette matière favorite dans le Midi, mais ce serait tout; autrement comment s'expliquer qu'il eût abandonné une carrière qui lui promettait tant de succès ?

Quoi qu'il en soit, en 1840 toute obscurité cesse, l'Alma nach royal et national le mentionne comme maître des requêtes au conseil d'État en service extraordinaire et, de plus, chef du cabinet de M. de Rémusat, ministre de l'Intérieur. En 1841 il n'y garde plus que le premier de ces titres, l'autre est remplacé par une croix de chevalier de la Légion d'honneur. Cette même année paraissait un dictionnaire encyclopédique usuel publié avec le concours de professeurs de Toulouse, c'était un dernier retour vers cette ville, vers la vie passée, que l'on ne signait que du pseudonyme de Charles Saint-Laurent. Désormais on était tout à Paris, tout à la politique active. Rien d'étonnant que les éblouissements d'alors fissent oublier un temps de misères et d'épreuves décourageantes. Il ne se passe pas une année qui n'apporte avec elle de nouvelles distinctions, de nouveaux avantages. En 1844 il devient au ministère des affaires étrangères sous-directeur pour les affaires de l'Amérique et des Indes ; en 1845, il reparaît au conseil d'État et reçoit la croix d'officier; aux élections de 1846, tout en gardant ses deux emplois, il est choisi par l'arrondissement de Lombez (Gers) en remplacement de M. le vicomte de Pannat. M. Guizot fit de lui un de ses plus assidus collaborateurs.

Son bonheur était complet, la position de sous-directeur lui permettait de songer à un établissement convenable. Il

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