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Tout cela sans préjudice d'innombrables pièces détachées, brochures politiques, éloges, biographies, etc., éparses dans divers recueils.

« J'eus à lutter, nous dit-il, pour tous ces travaux contre un ennemi terrible. Je ressentis vers 1855 les premières atteintes de la goutte, et elle ne m'a pas quitté depuis et m'a pris la plus grande partie de mon temps et de mes forces. >> L'appartement qu'il occupait à cette époque, place de la Madeleine, devint le rendez-vous de ce qu'il y avait de plus. considérable dans la politique, la science et la littérature: il n'y a guère d'homme un peu marquant qui ne se soit assis à son chevet, ce lui était une puissante diversion à de cruelles tortures. Sitôt qu'il pouvait quitter cette couche de douleurs, il allait retrouver au dehors la société qui lui montrait une déférence aussi empressée. Le mal a toujours raison, il n'est cependant pas défendu de croire qu'une vie moins mondaine eût longtemps retardé l'anéantissement d'une organisation si robuste. Il n'aimait pas l'exercice, à la campagne il avait renoncé même au cheval pour ne se promener qu'en voiture. Il vivait par l'intelligence, pour l'intelligence, le corps négligé ou surmené s'en est cruellement vengé.

Aux élections générales de 1863, il crut pouvoir se présenter, le moment n'était pas propice, ses démarches furent vaines; huit ans plus tard on lui demandait de se laisser porter.« En 1871, après la guerre, écrit-il à ce propos, quand j'ai été élu député de la Creuse, j'étais dans mon lit avec la goutte. Je n'ai fait aucune démarche, je n'ai écrit aucune profession de foi, je sortais à peine d'une crise nerveuse qui avait duré six mois, et la guérison était loin d'être complète. Je considérai cependant comme un devoir d'accepter à cause des circonstances. A l'Assemblée toutes mes préférences ont été pour la monarchie constitutionnelle; mais quand il m'a été démontré que cette monarchie était impossible, je me suis rallié à la république libérale et conservatrice. »>

Il s'était formé un groupe parlementaire acceptant su

nom pour seule dénomination, et ce groupe jouissait d'une influence incontestable, l'élection des sénateurs inamovibles en causa la dissolution. M. de Lavergne et M. Luro restèrent seuls unis, seuls ils passèrent lors de ces scrutins si laborieux qui marquèrent les 10, 11, 13, 14 et 15 décembre de l'année 1875.

Revenu avec l'Assemblée à Versailles, il y passa ses dernières années, les plus tristes de sa vie. Les douleurs allaient en augmentant, le dévouement de madame de Lavergne croissait dans les mêmes proportions:

« Aussi courageuse que dévouée, ma femme a partagé toutes mes vicissitudes et m'a admirablement soigné dans mes souffrances. J'ai eu la douleur de la perdre au mois de février 1876. Elle est morte à Alger où j'ai eu la triste consolation d'assister à ses derniers moments. Depuis cette perte irréparable, je n'ai plus rien fait. Je puis dire que je n'ai plus vécu. » En effet, il n'a plus vécu que pour endurer des tourments incroyables, pour se voir tomber pas à pas dans l'impuissance et l'isolement. Lorsqu'il pouvait encore se rendre aux séances, l'animation qui l'entourait le ranimait un peu, mais un moment vint où même ces heures d'oubli lui furent enlevées; il lui restait au moins les visites et les conversations de ses collègues, le retour du Parlement à Paris l'en priva. Conçoit-on ce qu'il dut souffrir quand les conseillers que M. le maréchal de Mac-Mahon appela à remplacer le cabinet du 16 mai tinrent à honneur de lui voir prendre place parmi eux, en le chargeant du portefeuille de l'agriculture et du commerce et qu'il lui fallut refuser?

Le 18 janvier 1880 fut pour lui le jour de la délivrance, et il le regarda comme tel, car jusqu'au bout il conserva sa connaissance. Lui-même dicta les dispositions qu'il voulait qui fussent prises et remercia tous ceux qui l'aidèrent dans le suprême passage. Ce n'était pas seulement la fin de ses maux qui lui rendait la sérénité, mais une confiance absolue, un espoir inébranlable.

Plus de trente ans auparavant il avait exprimé ses convic

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tions dans un dialogue que nous reproduisons, quelle qu'en soit la longueur, désireux, comme il est de notre devoir et comme nous l'avons fait jusqu'ici, de le laisser parler chaque fois qu'il a jugé convenable de prendre la parole. Il s'agit d'un jeune homme atteint d'une maladie mortelle, que les médecins ont envoyé en Italie, et d'un prêtre avec qui les circonstances l'ont fait entrer en relations; c'est le jeune malade qui rapporte à un ami leur conversation.

«Je lui ai dit que j'avais bien peine à croire aux vérités de la religion; il m'a répondu en souriant que je ne les comprenais pas et que je me laissais tromper par les apparences. Le mot m'a piqué...; mais lui... me regardant affectueusement: « Croyez-vous, m'a-t-il dit, qu'il n'y ait rien hors de ce monde, et ne voyez-vous pas que vous êtes icibas entouré de mystères? Oui, ai-je répondu, mais vous ne les expliquez pas. Peu importe, a-t-il dit à son tour, c'est le sentiment même de ces mystères qui est le sentiment religieux; ne croyez pas si vous voulez, mais humiliez-vous devant l'inconnu; vous êtes bien forcé d'y croire. »

« ..... Selon lui, la religion catholique n'est que la forme extérieure la plus parfaite de la religion universelle; ses symboles sont préférables à tous les autres, parce que ce sont les plus purs. L'intelligence n'est pas tout dans l'homme, il y a encore l'imagination et le sentiment. La religion, pour être complète, doit satisfaire tout l'homme; de là la nécessité des symboles. Pour l'intelligence, l'idée vague d'une puissance supérieure et sans nom suffit; pour l'imagination, il faut un dieu-personne; pour le sentiment, un dieu qui ait souffert. »

«Toute philosophie, tout art et toute morale qui n'ont point leur point de départ dans une religion sont imparfaits et insuffisants. La philosophie en elle-même n'est que critique, elle ne peut pas conclure; elle est l'exercice de cette faculté du doute et de l'examen, qui n'est qu'une face de notre esprit; le besoin de croire est inséparable en nous du besoin de douter, la religion seule nous donne en même temps l'examen et la foi. De même tout art qui n'est

qu'humain est bien froid et bien pauvre; l'art, c'est l'humanité transfigurée et cherchant en dehors d'elle-même un modèle éternel et sublime que la religion seule peut donner. La morale est possible sans religion, car l'instinct du bien et du mal est distinct en nous de tout autre sentiment; mais, réduite à elle-même, elle manque de sanction. Il faut un immense amour et une crainte infinie pour remplir et régler le cœur de l'homme. »

<< Livrez-vous sans raisonner à l'instinct de votre nature immortelle. L'Être souverain, source de toute bonté et de toute justice, n'a pas pu tromper l'homme, sa créature; il lui a donné un pressentiment qui ne peut l'égarer. C'est surtout à ceux qui souffrent que se révèle, dans son obscurité sublime, la certitude du céleste avenir. Bienheureux ceux qui pleurent, a dit le divin Maître, car ils seront consolés; que serait cette triste vie sans cette promesse ? Pourquoi ces douleurs qui nous éprouvent et nous épurent, si nous ne devions en recevoir le prix sans cesser d'être nousmême? Oubliez, oubliez les doutes d'un scepticisme menteur, et voyez se lever pour vous, derrière les voiles qui vous accablent, l'aurore d'un monde meilleur. »>

Le même accent se retrouve dans l'examen d'un livre publié en 1862 par M. Charles Périn, professeur de l'Université catholique de Louvain, et il s'y joint un souffle encore plus large et plus élevé.

Sa sollicitude pour la science à laquelle il était redevable de sa véritable illustration s'est étendue au delà de la tombe, et il a voulu, par une disposition testamentaire en date du 29 août 1879, qu'une somme de 25,000 franes fût donnée en son nom à la Société centrale d'agriculture et autant à la Société des agriculteurs de France.

Telle est la vie de M. de Lavergne esquissée d'après son propre témoignage. L'étude de son œuvre et de son action exigerait des développements dont ce n'est pas ici le lieu. Toutefois on ne saurait terminer sans dire qu'il a été le créateur d'un genre destiné à lui survivre et à rendre le plus grand des services, celui de faire prendre au public un

goût vif et raisonné pour les choses de l'agriculture, de lui faire sentir tous les charmes de la nature, non pas sauvage, pittoresque, pleine de mystères, mais soumise et bienfaisante pour l'homme.

Il a eu de nombreux imitateurs, il en aura de plus en plus et le titre, inventé par lui, d'Économie rurale fera le tour de la terre. Parmi ses élèves plusieurs sont devenus. des hommes distingués dans l'administration et dans l'enseignement: par exemple MM. Tisserand et Prillieux, membres de la Société centrale d'agriculture, que la nature de leurs travaux a détournés de suivre ses traces, et M. Dubost, professeur à l'école de Grignon, le seul qui se soit appliqué à continuer son œuvre et par la propagation de ses doctrines et par la manière de les exposer.

H.-J. LESAGE.

Au mois de février de cette année, M. E.-C.-C. Leslie, professeur d'économie politique, a fait paraître dans la Revue de quinzaine (Fortnightly Review) un article sur M. de Lavergne, article fort intéressant, mais surtout pour le public anglais, amateur d'anecdotes et de conversations intimes.

M. Leslie avait rencontré M. de Lavergne en Allemagne, dans une ville d'eaux; il fut invité à séjourner à Peyrusse avant de quitter le continent; l'invitation fut renouvelée l'année suivante, en 1869; enfin une dernière rencontre cut lieu à la Bourboule en 1874. On peut attendre de iui plus de sûreté d'information que de journalistes qui sollicitent d'un homme célèbre un entretien destiné à la publication immédiate. Malgré ses remarques persistantes sur l'indiscrétion des Anglais, quiconque a connu M. de Lavergne voit qu'il a mis dans le commerce journalier avec son hôte tout l'abandon que lui permettait sa nature assez réservée.

Nous ne pouvons donc que recommander l'article de la Fortnightly Review aux personnes au courant de la littérature anglaise et, par suite, façonnées à ses habitudes. Pour nous, qui destinons notre travail à nos compatriotes et qui l'avons écrit après avoir trente ans connu l'homme remarquable qui en est le sujet, nous ne croyons avoir rien trouvé qui en nécessitât la modification. Souvenirs, conversations, tout abondait ; seulement tout n'aurait servi qu'à satisfaire une curiosité inutile: on a préféré (cela a déjà été dit) laisser la parole au maître chaque fois qu'il l'a voulu prendre pour le public. Cela n'empêche point que nous n'appréciions vivement le sentiment qui a porté M. Leslie à rendre hommage à la mémoire d'un Français ami sincère de l'Angleterre. Qu'il en reçoive ici nos remerciements.

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