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véhicules. Reste à résoudre une grande question, celle du prix de revient; car l'opinion commence à s'accréditer parmi les fermiers anglais, après toutes ces expériences, que, sauf un petit nombre de cas exceptionnels, le plus économique des moteurs agricoles est encore le cheval de chair et d'os.

Cette terrible question des frais de revient s'est élevée aussi pour le nouveau mode de distribution des engrais liquides par des tuyaux souterrains. On a profité de quelques circonstances malheureuses survenues récemment, comme la déconfiture d'un fermier écossais, nommé Kennedy, qui l'avait largement appliqué dans sa ferme, pour jeter de la défaveur sur ce système. Une discussion assez vive a commencé et se poursuit encore, dans les journaux agricoles anglais. Elle finira probablement, comme la plupart des discussions de ce monde, par une transaction. D'une part, on a exagéré les avantages du système tubulaire; de l'autre, on en exagère les inconvénients. Très probablement, ce système n'est pas toujours profitable; probablement aussi, il n'est pas toujours ruineux. Que l'engouement tombe, il n'y a pas de mal, pourvu que la vérité reste. De l'aveu même de ses ennemis, ce mode d'arrosage est employé avec avantage sur plusieurs points; on cite en Angleterre les propriétés de lord Essex, et en Écosse la ferme de M. Harvey près de Glasgow.

Une des parties les plus contestées du système est celle qui a pour but de répandre les immondices des villes dans les campagnes. Une entreprise aussi neuve, aussi immense, ne pouvait, en effet, passer dans la pratique sans de grandes difficultés. Qu'on ne puisse la réaliser dans certaines villes sans des frais tout à fait démesurés, c'est ce qui se comprend sans peine; mais il doit être, au contraire, assez facile de l'établir à peu de frais dans certaines autres, placées dans de meilleures conditions. Il serait, dans tous les cas, bien à regretter qu'on renonçât légèrement, parce qu'on rencontre quelques obstacles inévitables, à utiliser de si énormes quantités d'engrais. Heureusement de pareils

découragements sont peu dans les habitudes anglaises. Dans une de ces réunions qui se tiennent souvent en Angleterre chez un cultivateur renommé, pour étudier sur place les procédés et les résultats, le public agricole a été témoin, l'année dernière, d'un véritable tour de force. C'était chez M. Fisher Hobbs, membre de la Société royale d'agriculture. Un champ de 15 acres ou 6 hectares était couvert le matin d'une superbe récolte de froment parvenue à sa maturité; après que les visiteurs l'ont admiré dans cet état, il a été moissonné à la machine, et une partie du grain, moulue immédiatement, a servi à faire le pain qu'on a mangé au repas offert suivant l'usage aux hôtes du domaine; en même temps, le champ a été labouré à la vapeur, fumé largement, et ensemencé en turneps avant la chute du jour. Je tiens ces détails d'un témoin oculaire. De pareils prodiges ne s'accomplissent pas sans de grands frais et ne peuvent prétendre à donner immédiatement des résultats rémunérateurs. Ils servent seulement à montrer l'état des esprits et l'indomptable persévérance des efforts.

Parmi les améliorations qui préoccupent le plus le monde agricole, se trouve la construction d'habitations saines et commodes pour les ouvriers ruraux. La séance mensuelle du mois de mai 1857, au club central des fermiers de Londres, a été consacrée à une conversation approfondie sur cette question. Dans toutes les expositions, dans tous les journaux d'agriculture, figurent des plans de nouveaux cottages. On les adosse en général à deux, à trois ou quatre, pour diminuer les frais. Des actes du Parlement ont été rendus pour autoriser dans les trois royaumes la formation de compagnies spécialement adonnées à ces constructions, et pour régler les conditions de location et autres. On vante surtout les cottages construits par le duc de Bedford pour les ouvriers de ses domaines. Ils se louent d'un shilling à un shilling et demi par semaine, ou de 1 fr. 25 à 2 fr. suivant leur grandeur; la dépense d'établissement varie de 50 à 100 livres sterling, ou de 1,250 à 2,500 francs. Les ouvriers du duc, gagnant en général des salaires de

12 shillings par semaine ou 2 francs 50 centimes par jour de travail, peuvent facilement consacrer un shilling ou un shilling et demi au logement de leur famille. Ces habitations sont aérées, claires, sèches, pourvues de tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, quelquefois même assez élégantes; elles agissent physiquement et moralement sur les populations rurales en leur donnant des habitudes d'ordre et de décence en même temps qu'elles augmentent leur bien-être et leur santé. Mieux vaut bâtir un peu moins de palais et un peu plus de ces modestes résidences; un million de francs suffit pour en élever 500.

Vers le temps où se tenait cette année à Salisbury le concours de la Société royale d'agriculture d'Angleterre, la Société d'Écosse tenait le sien à Glasgow, et la Société d'Irlande le sien à Waterford. Chacun des trois royaumes a, comme on le voit, sa Société d'agriculture distincte et ses expositions particulières; nos voisins tiennent moins que nous à l'unité, et ils ont quelque raison. Nos prétendues expositions nationales ne sont nationales que de nom, un quart seulement de la France y prend sérieusement part, les trois autres n'y figurent qu'à peine et quelquefois même pas du tout. On y supplée jusqu'à un certain point par les concours régionaux ; mais il s'en faut de beaucoup que ces concours aient l'éclat et l'importance de ceux d'Écosse et d'Irlande. Ils sont organisés par des fonctionnaires qui n'y apportent qu'une connaissance imparfaite des besoins et des ressources du pays; pas plus que le concours central, ils ne sont l'émanation directe de l'agriculture ellemême.

Bien autre est le spectacle que présentent les expositions écossaises. On y est bien véritablement en Écosse, et ceux quiles organisent sont plus portés à exagérer qu'à atténuer les différences qui distinguent l'économie rurale de cette partie de la Grande-Bretagne. Tout le monde sait qu'une vive émulation et même une sorte de rivalité existe entre les agriculteurs d'Écosse et ceux d'Angleterre. Ce ne sont ni les mêmes concurrents, ni les mêmes machines, ni les

mêmes animaux. Pour le gros bétail, c'est la race laitière du comté d'Ayr qui domine; à côté des courtes-cornes qui s'introduisent peu à peu, on voit les races nationales d'Angus, des highlands et de Galloway; pour les moutons, les cheviots et les blackfaced tiennent tête aux dishleys et aux south-downs; pour les instruments, je ne puis mieux faire que de citer encore ce qu'en dit M. Barral, qui était à Glasgow comme à Salisbury:

« Il n'y a pas en Écosse de très grandes fabriques d'instruments d'agriculture, comparables à celles de l'Angleterre et telles que les usines de Ransome, de Garrett, de Crosskill, de Clayton et Shuttleworth, de Howard, etc. Les fabricants sont plus nombreux, répartis dans tous les districts, et ils se rapprochent beaucoup des fabricants français. Au concours de Glasgow, on ne voyait pas ces expositions individuelles, embrassant comme à Salisbury des centaines d'engins différents envoyés par une seule maison. Ce sont plutôt des charrons et forgerons de village que de grands manufacturiers; mais des charrons et forgerons d'une grande habileté, se servant des fers et aciers de la meilleure qualité, recevant des forges les pièces principales de leurs instruments, toutes fondues, laminées ou forgées suivant des modèles reconnus supérieurs d'un consentement unanime. La simplicité, la rusticité, tels sont les caractères de tous les instruments écossais. Peut-être les constructeurs français feraient-ils bien d'aller chercher leurs modèles dans ce pays plutôt qu'en Angleterre, où la perfection n'est souvent achetée qu'au prix d'une complication excessive. »

M. Barral termine sa relation du concours de Glasgow par le petit épisode suivant : « Un soir, après un banquet où étaient réunis les jurés et les principaux exposants, on s'est rendu à l'hôtel de ville, et là, le lord prévôt a donné la parole à M. Anderson, professeur à l'Université d'Édimbourg, chimiste de la Société d'agriculture d'Écosse. Pendant une heure, M. Anderson a fait une lecture sur les méthodes que doit suivre le fermier pour se protéger luimême contre la falsification des engrais. M. Anderson a été

justement applaudi. Nous voudrions voir en France deux cents agriculteurs ou fermiers venir ainsi, après dîner, sous la présidence du maire d'une cité de 400,000 âmes, écouter une leçon de chimie agricole. »>

Mais ce qui a surtout réalisé les espérances que j'avais cru pouvoir exprimer dans mon Essai, c'est l'Irlande. L'exode n'est malheureusement pas terminé, puisque la population a encore diminué de 500,000 âmes, mais il commence à se ralentir. En même temps, la révolution agricole s'accomplit sans interruption. En 1841, les fermes excédant 30 acres ou 12 hectares ne formaient que 7 pour 100 du nombre total; à la fin de 1855, elles étaient de plus de 26 pour 100, et occupaient au delà des trois quarts de la surface du pays. Une transformation aussi radicale et aussi rapide est probablement sans exemple. En 1847, les récoltes vertes (green crops) ne couvraient que 700,000 acres ; en 1855, leur étendue avait presque doublé. En 1841, le bétail d'Irlande était évalué 19 millions 400,000 livres sterling. En 1855, il valait aux mêmes prix 33 millions 500,000. En 1841, 6 millions 250,000 acres incultes; en 1855, 4 millions 900,000 seulement. Enfin, ce qui donne la mesure la plus exacte du surcroît de bien-être, les droits d'excise ou de consommation, qui rapportaient en 1850 1,400,000 livres sterling, se sont élevés en 1856, malgré la diminution de population, à 2,000,000.

En huit ans, du 29 octobre 1849 au 25 mai 1857, la cour des domaines endettés a mis en vente 11,123 lots de propriétés, qui ont été adjugés à 7,216 acquéreurs, dont 6,902 Irlandais, et qui ont produit plus de 20 millions sterling ou 500 millions de francs, ce qui donne toujours la même moyenne de 50,000 francs par lot, comme en 1853. La révolution dans la propriété a marché du même pas que la révolution dans la culture. Parmi les nouveaux acquéreurs, la plupart versent en abondance dans le sol les capitaux qui lui manquaient. On cite entre autres M. Allan Pollock, de Glasgow, qui a acheté en 1853, dans le comté de Gallway, pour 230,000 livres sterling de terres, et qui y

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