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celle des baux. Là encore, l'Écosse donne d'excellents exemples, qui ne peuvent manquer d'être suivis. Le tenant-right, tel du moins qu'on le comprenait en Irlande, n'est pas nécessaire; cette machine de guerre n'est plus à sa place dans une société régularisée. Il en est de même des baux perpétuels; au lieu de les étendre, il est à désirer qu'on les réduise, en rachetant la redevance, et en réunissant la nue propriété à la jouissance de fait. Ce qu'il faut, ce sont de longs baux, avec des rentes modérées, et une attention constante à empêcher la subdivision, ou, si l'on veut conserver la tradition des fermiers at vill, une grande bienveillance pour les tenanciers de la part des propriétaires. Plus de middlemen ou fermiers généraux spéculant sur les sous-locations, plus de tenure en commun, de conacre, de ces diverses combinaisons imaginées pour faire un gain momentané aux dépens du sol, et à leur place, les avances utiles jusqu'ici inusitées et impossibles aux simples tenanciers. Tout en s'arrangeant pour céder à la nécessité et se passer autant que possible de capitaux tout faits, ceux qu'on peut avoir sont extrêmement utiles pour hâter la formation des autres, telles sont les dépenses en bâtiments, marnages, drainages, etc. Partout où s'établit la grande culture, elle peut s'en charger; lorsqu'elle manque, ces dépenses fécondes tombent à la charge de la propriété.

A défaut de bienveillance naturelle, la taxe des pauvres qui, maniée avec habileté, a pris décidément en Irlande la valeur d'un puissant levier social, met les propriétaires dans la nécessité de faire des efforts, s'ils ne veulent voir dévorer, dans les work-houses, leur revenu tout entier; et ce moyen de contrainte, déjà si énergique, n'est pas le seul qui ait été employé pour faire expier ses torts passés à la propriété irlandaise.

Une amélioration radicale dans le rapport des landlords et des tenanciers n'était pas possible en grand sans une sorte de révolution dans la propriété. La plupart des propriétaires ne pouvaient plus rien, ils avaient épuisé leur crédit et leurs ressources. Le gouvernement anglais s'est décidé alors à ordonner une liquidation générale.

Cette mesure, la meilleure de beaucoup de toutes celles qui avaient été proposées, a cet avantage, que, sans toucher au principe de la propriété, elle permet d'atteindre les résultats désirés. Ceux des propriétaires qui ne l'étaient plus que de nom disparaîtront, et à leur place viendront de véritables possesseurs qui pourront faire des sacrifices. Ce changement de personnes doit permettre de rompre les substitutions, de diviser les terres trop étendues, de débrouiller le chaos de droits contradictoires qui s'accumule toujours autour des immeubles frappés de mainmorte, et d'enlever à la propriété irlandaise une partie des souvenirs odieux qui s'y rattachent, en brisant la chaîne des traditions avantages précieux et décisifs, qu'on achète sans doute par les embarras d'une liquidation forcée, mais qui doivent en définitive sauver la propriété irlandaise en lui ôtant son caractère exceptionnel. M. Gustave de Beaumont, qu'il faut toujours citer quand il s'agit de l'Irlande, avait signalé des premiers la nécessité de cette révolution.

En conséquence, une loi rendue en 1849 par le parlement a institué une commission royale de trois membres pour la vente des propriétés endettées en Irlande, commission for sale of encumbered estates in Ireland. Les pouvoirs de cette commission n'étaient d'abord que pour trois ans, mais ils ont été prorogés une première fois, et ils viennent de l'être encore. Ils consis

tent à faire vendre aux enchères, sur la simple pétition d'un créancier ou du propriétaire lui-même, et dans la forme la plus sommaire, les propriétés hypothéquées, et à délivrer à l'acquéreur ce qu'on appelle un titre parlementaire, c'est-à-dire parfaitement légal et indiscutable, qui lui confère la propriété absolue, ce qu'on appelle en anglais fee. Ceux qui avaient auparavant des droits sur la terre n'en ont plus que sur le prix; la commission est chargée d'examiner la validité de leurs titres et de leur distribuer ce qui leur revient.

Les opérations de la nouvelle cour ont commencé avec le mois de novembre 1849; trois ans après, au mois de novembre 1852, elle avait reçu 2,554 pétitions pour la vente d'autant de propriétés, représentant ensemble une rente annuelle de 34 millions de francs, et chargées d'hypothèques pour 760 millions, c'est-àdire pour la presque totalité de leur valeur. A la même époque, un tiers environ des propriétés dont la vente était réclamée, soit 839 en tout, avaient été vendues; 500,000 hectares avaient changé de mains. En 1853 et 1854, les ventes ont continué dans la même proportion.

La moyenne des prix de vente a été sur le pied de 5 1/2 à 6 pour 100 du revenu présumé, ou, comme on dit en Angleterre, de dix-huit fois la rente, eighteen years purchase. Cette moyenne a fait jeter les hauts cris aux propriétaires dépossédés, dont un assez grand nombre se sont trouvés ruinés du coup; mais, en y regardant de près, on ne la trouve pas tout à fait aussi désavantageuse. Les propriétés situées dans les bons comtés, comme ceux d'Antrim, de Down, de Tyrone, de Meath, de Westh-Meath et de Dublin, se sont vendues sur le pied de 4 p. 100; si celles qui se trouvaient dans les pays les plus anciennement misérables

n'ont trouvé acquéreur qu'à raison de 8 ou 10 p. 100, c'est qu'elles ne valaient pas davantage. Rien n'était plus incertain que la rente annoncée; on avait pris pour base la rente nominale avant 1847, et même alors elle était rarement payée. Au moment de la vente, il y avait un arriéré de plusieurs années, l'avenir paraissait plus menaçant encore que le passé, et, pour mettre en valeur ces terres nues, il fallait des dépenses considérables de la part de l'acquéreur.

Il est sans doute fâcheux que ces ventes forcées aient eu lieu dans un moment où l'Irlande venait de passer par une crise terrible; mais n'en est-il pas toujours ainsi? Les crises seules inspirent et justifient les mesures extraordinaires. Ce n'est pas quand le temps est serein qu'on se décide à jeter à l'eau une partie de la cargaison pour préserver le navire des tempêtes futures. Le remède n'arrive que quand le mal est intense; il serait encore plus mal reçu s'il arrivait avant. Peut-être cût-il été possible d'adoucir un peu dans la pratique cette liquidation, de faciliter aux propriétaires endettés les moyens de sauver quelques débris du naufrage; mais au moment où a été rendu l'encumbered estates act, l'Angleterre avait déjà fait sans succès d'immenses sacrifices pour l'Irlande, elle n'était pas d'humeur à aller plus loin.

Quant à la mesure en elle-même, la nécessité n'en peut être mise en doute. Les propriétaires ne pouvaient plus ni payer les intérêts de leurs dettes, ni trouver un sou sur leurs immeubles. Parmi ces hypothèques accumulées, il s'en trouvait du temps de Cromwell. On se sent porté naturellement à plaindre beaucoup un homme qui possédait la veille une belle terre, et qui n'en a plus rien le lendemain; mais ce n'est pas l'expropriation qui a fait le mal, c'est la dette; cet homme n'était

depuis longtemps que le possesseur nominal: il paye en une fois les erreurs et les folies de plusieurs siècles.

Quand on décompose les chiffres qui précèdent, on trouve que les propriétés liquidées à la fin de 1852 ont été vendues en moyenne 400 francs l'hectare. Certes, la terre d'Irlande vaut et surtout vaudra davantage, mais il ne faut pas oublier que, dans ce nombre, figurent en immense quantité des terres incultes, ce qu'on appelle les Highlands d'Irlande, Irish Highlands. On cite toujours l'exemple du Martin's Estate, ce domaine si vaste que la loge du portier était à dix lieues françaises du château, et dont l'héritière est morte dans la détresse, au milieu de l'Océan, en fuyant ce sol qui ne lui appartenait plus. On néglige de dire, comme on l'a fait autrefois pour le Sutherland, dans quel état se trouvait cette terre gigantesque, qui ne pouvait plus nourrir ni le maître ni les tenanciers.

Après tout, la cour des encumbered estates ne fait vendre que pour 60 ou 70 millions de francs de propriétés par an, c'est-à-dire le cinquantième en étendue, mais en valeur, à peine le centième du sol. A ce compte, la liquidation du dixième le plus obéré de la propriété irlandaise durera dix ans. En France, où nous entourons encore l'expropriation de formalités onéreuses, nuisibles à la fois au créancier, au propriétaire et à la terre, les ventes plus ou moins forcées atteignent aussi par an le centième de la valeur totale de la propriété, et nous n'avons pas un arriéré de plusieurs siècles à solder. Si les propriétaires irlandais avaient contracté, grâce aux lenteurs interminables et dispendieuses de la cour de chancellerie, l'habitude de ne pas payer leurs dettes, il n'est pas mal qu'ils la perdent, dans leur propre intérêt.

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