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CHAPITRE XXV

La famine et l'exode.

L'année 1846, si mauvaise dans toute l'Europe, a été particulièrement fatale à l'Irlande. La maladie des pommes de terre, qui se montrait depuis quelque temps, prit cette année-là une extrême intensité, et emporta les trois quarts de la récolte. La seconde ressource alimentaire des pauvres cultivateurs, l'avoine, manqua également. A cette terrible nouvelle, tout le monde prévit ce qui allait arriver. Le gouvernement anglais, épouvanté, prit les mesures les plus actives pour faire venir des vivres de tous côtés. Bien qu'il dût se préoccuper en même temps de l'Angleterre, où la disette s'annonçait aussi, mais dans de moindres proportions, il fit des efforts inouïs pour donner un supplément extraordinaire de travail au peuple irlandais; il prit à sa solde 500,000 ouvriers, organisa, pour les occuper, des ateliers nationaux, et dépensa en secours de tout genre 10 millions sterling, ou 250 millions de francs.

Bien différents de leurs pères, qui auraient vu d'un œil sec ces souffrances, les propriétaires firent à leur tour, pour venir au secours de leurs tenanciers, tous les sacrifices possibles; au besoin la loi les y forçait, la

taxe des pauvres monta dans une proportion énorme. Rien ne fut payé en 1846, ni la rente, ni l'impôt, ni l'intérêt de la dette hypothécaire.

Ces générosités tardives ne suffirent pas pour arrêter le fléau: la famine fut universelle et dura plusieurs années. Quand le dénombrement décennal de la population fut fait en 1851, au lieu de donner comme toujours unexcédent notable, il révéla un déficit effrayant: 1 million d'habitants sur 8, le huitième de la population, était mort de misère et de faim.

Cette épouvantable calamité a fait ce que n'avaient pu faire des siècles de guerre et. d'oppression, elle a vaincu l'Irlande. Le peuple Irlandais, en voyant son principal aliment lui échapper, a commencé à comprendre qu'il n'y avait plus assez de place pour lui sur le sol de la patrie. Après avoir jusqu'alors obstinément résisté à toute pensée d'émigration, comme à une désertion devant l'ennemi, il s'est pris tout à coup de la passion opposée : un courant, ou, pour mieux dire, un torrent d'émigration, s'est déclaré. Depuis sept ans, car le mouvement a commencé au plus fort de la famine, 1,500,000 personnes se sont embarquées pour l'Amérique, et ce n'est pas fini. Ceux qui ont trouvé du travail et de l'aisance aux États-Unis écrivent à leurs amis et parents de suivre leur exemple; ils font plus, ils envoient de l'argent en abondance pour payer le passage des nouveaux émigrants. On évalue à 4 millions sterling, ou 100 millions de francs, la somme totale envoyée ainsi depuis cinq ans. 100 millions de francs! les malheureux Irlandais n'en avaient jamais rêvé autant. L'Amérique se présente à leurs yeux comme la terre de la richesse et de la liberté, et leur pays natal comme un théâtre de misère, d'esclavage et de mort. Les liens du patriotisme et de la religion, autrefois si puissants,

ne les reliennent plus. Il a fallu remonter jusqu'aux traditions bibliques pour trouver un nom à cette fuite populaire, qui n'a d'analogue que dans la grande migration des Israélites. On l'appelle l'exode, comme au temps de Moïse.

Les propriétaires, au lieu de s'opposer au mouvement, le secondent; ils y sont en quelque sorte contraints par la taxe des pauvres qui les ruine, depuis que cette population affamée a été mise à leur charge, et ils ont désormais un grand intérêt à la raréfier.

Rien de plus triste assurément qu'un pareil spectacle, rien ne peut être une condamnation plus éclatante de la conduite tenue par l'Angleterre à l'égard de l'Irlande dans les temps passés; mais il faut convenir en même temps que toutes les questions jusqu'ici insolubles se trouvent résolues en principe par cette rapide dépopulation. L'Angleterre y trouve à la fois son châtiment et son salut. Avant peu la population de l'Irlande aura été réduite d'un tiers, et comme l'émigration et la mortalité n'ont atteint que la partie agricole et catholique, toutes les difficultés fondamentales s'en vont avec elle. Avant 1847, les protestants ne formaient que le cinquième de la population totale, ils vont être bientôt la moitié1; la population rurale était de 60 habitants par hectare, elle ne va plus être que de 30, comme en Angleterre ; et les contrées les plus sauvages, les plus indomptées, comme le Connaught, après avoir été les plus dévastées par la famine, sont celles où

'C'est du moins ce qu'on croyait généralement lors de la publication de cet Essai, mais le dernier dénombrement a démontré, au grand étonnement des Anglais, que les proportions entre les cultes n'avaient pas été aussi profondément changées par l'émigration. On a vu reparaître sur quelques points les crimes agraires, et la transformation de l'Irlande, bien que réelle, ne marche pas tout à fait aussi vite qu'on l'avait espéré.

l'exode emporte le plus de monde. On peut dire dès à présent que l'état de guerre n'existe plus; la nation irlandaise a quitté la partie. Ceux qui restent ne sont plus assez nombreux, ni pour soutenir la lutte, ni pour donner de grands embarras par leurs besoins. On sent déjà l'apaisement général à un fait remarquable les crimes agraires (agrarian outrages) ont cessé, la sécurité est maintenant aussi grande en Irlande qu'en Angleterre. Dieu a pris le redoutable moyen dont parle Tacite, il a fait la paix par la solitude.

Ce qui était impossible en économie rurale devient désormais facile. La trop grande division des exploitations n'est plus une nécessité. Au lieu de 700,000 fermes, on peut n'en avoir que la moitié et conséquemment d'une étendue double. Où deux familles de cultivateurs ne pouvaient pas vivre, une peut désormais prospérer. La pomme de terre et l'avoine, qui avaient pris une extension démesurée, peuvent se réduire dans de plus justes limites. Les besoins du présent étant moins urgents, on peut songer davantage à l'avenir, l'assolement quadriennal peut s'étendre, et avec lui la richesse rurale, dont il est le symbole. Les prés et pâturages, jusqu'ici trop, négligés, commencent à recevoir les soins qu'ils réclament, et qu'ils doivent payer au centuple. L'Irlande reviendra ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, l'ile verte par excellence, c'està-dire le plus beau pays d'herbage du monde. Les animaux, dont on ne s'occupait pas assez, parce que les hommes ne pouvaient parvenir à se nourrir eux-mêmes, vont recevoir une alimentation plus abondante. On peut enfin reprendre la culture par le commencement, au lieu de s'acharner à rechercher les effets sans les causes, améliorer au lieu d'épuiser. La surabondance des bras n'avilissant plus les salaires, le travail devient

plus productif et mieux rétribué et, pourvu que l'impulsion industrielle et commerciale qui se fait sentir depuis quelques années se maintienne, l'encombrement des campagnes n'est plus à craindre, quand même la population reprendrait son ancien niveau.

Les Anglais espèrent profiter de cette situation nouvelle pour introduire en Irlande leur système favori, la grande culture. Ils y réussiront sans nul doute dans une certaine mesure; mais il ne paraît pas qu'elle doive devenir l'état général du pays. La grande culture suppose ce qui manque en Irlande, les capitaux. On fait des efforts pour y attirer de riches fermiers anglais ou écossais, mais on n'a pas encore pu en séduire beaucoup. Les capitaux craignent de s'aventurer dans un pays actuellement pacifié, il est vrai, mais où le souvenir des plus affreux désordres est récent. Tout semble annoncer que la terre d'Irlande continuera d'être exploitée principalement par les Irlandais; la régénération agricole marchera moins vite, mais elle aura une base plus large et plus naturelle. Or, l'exploitation par les indigènes suppose la petite ou moyenne culture. L'exemple de l'Écosse montre le parti qu'on peut en tirer, et l'étendue moyenne des exploitations peut être sans inconvénient moins grande en Irlande qu'en Écosse, parce que le sol est plus fertile. 8 ou 10 hectares par ferme dans les bonnes terres, une centaine dans les plus mauvaises où les pâtures doivent dominer, et en moyenne une vingtaine environ, voilà probablement la bonne mesure. Dans ces limites, le cultivateur peut non seulement vivre et payer la rente, mais faire du capital.

La question pressante, pour que la culture irlandaise produise elle-même les capitaux qui lui manquent et qui paraissent peu disposés à lui venir d'ailleurs, est

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