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reux, le gouvernement intervint au nom de la sûreté publique. Grâce à ce secours, la dépopulation s'est accomplie, et les Highlands ont perdu successivement la plus grande partie de leurs farouches habitants.

Nulle part l'expérience n'a été faite plus en grand que dans le comté de Sutherland, qui forme l'extrémité nord-ouest de la Grande-Bretagne. C'est un pays abominable, où les fondrières sont encore plus nombreuses et les rochers plus décharnés que dans les contrées voisines, et qui n'est même plus pittoresque à force de désolation. Situé sous la même latitude que la Suède et la Norwège, il souffre du même climat. Une langue étroite de bonne terre végétale s'étend le long de la côte, surtout vers le sud; partout ailleurs, la terre manque, et, quand il y en aurait, le froid et les tempêtes suffiraient pour rendre toute culture à peu près impossible 1. Là s'était conservée, dans un isolement absolu du monde entier, la plus pure et la plus grossière des tribus gaëliques. Un grand chef héréditaire nommé Mhoir-Fhear-Chattaibh, ou grand homme du Sud, par allusion à ses démêlés avec les pirates danois qui fréquentaient les côtes du comté de Caithness, situé en

1 Le Cultivateur écossais, généralement si bienveillant pour l'auteur et si disposé à confirmer ses assertions, s'insurge ici tout de bon contre ce tableau du sol et du climat du Sutherland et de la haute Écosse en général. Il est possible que j'aie forcé un peu le portrait, à cause du temps affreux que j'ai trouvé dans ces parages au milieu de l'été ; mais il reste toujours assez de vrai pour justifier la mesure de la dépopulation, et mon excellent contradicteur est loin de le contester. Ce point essentiel mis hors de question, j'accorderai volontiers, pour peu que l'amour-propre national s'y croie intéressé, que le climat de la haute Écosse n'est pas tout à fait aussi rude que celui de la Suède et de la Norwège, à la même latitude; la différence ne peut pas être bien grande, et la concession m'engage peu.

core plus au nord, commandait à ce clan. La population était peu nombreuse, faute de subsistances, et dans la condition la plus misérable; sur une étendue de plus de 300,000 hectares, 15,000 habitants en tout, hommes, femmes et enfants, vivaient comme des bêtes.

Dans l'organisation militaire des clans, le Sutherland avait formé le 93 régiment de ligne. Au commencement de ce siècle, la comtesse de Sutherland, unique héritière des grands hommes du Sud, devenue marquise de Stafford, par son mariage avec un riche seigneur anglais, entreprit de frapper le dernier coup. Elle fit ordonner à tous ses vassaux de quitter l'intérieur des terres, en leur offrant de nouveaux établissements aux bords de la mer, où ils pourraient se faire marins, pêcheurs, ouvriers et même cultivateurs, puisque la terre et le climat y offraient plus de ressources; ceux qui refusaient n'avaient d'autre alternative que d'émigrer en Amérique. Cette résolution fut exécutée dans les dix années qui se sont écoulées de 1810 à 1820; il n'y a pas plus de trente ans que tout est fini. Trois mille familles furent contraintes de quitter le pays habité par leurs pères et transportées dans les nouveaux villages bâtis sur la côte. Quand elles résistaient, les agents de la marquise démolissaient leurs misérables habitations, et sur quelques points, pour aller plus vite, on y mit le feu.

Quand ce qui se passait dans le Sutherland fut connu en Angleterre et en Europe, l'irritation qu'avaient déjà soulevée de semblables exécutions fut portée à son comble; on répéta, en le grossissant, le cri de malédiction qui s'échappait des chaumières incendiées. Ces accusations décidèrent, en 1820, lord et lady Stafford à faire publier par leur principal agent, M. James Loch, une apologie de leur conduite.

D'après M. Loch, l'héritière des comtes de Sutherland avait rendu à ses vassaux un vrai service en les forçant à délaisser un pays où ils ne pouvaient trouver que misère. Au lieu de huttes de terre où ils croupissaient dans leurs montagnes natales, elle leur avait préparé des habitations plus commodes, sous un ciel moins inclément; au lieu de ces pacages immenses sans doute, mais incultes, où leurs rares troupeaux mouraient de faim, elle leur avait fourni une terre moins inféconde, et de plus ouvert l'Océan. Ils avaient été non chassés, mais déplacés dans leur propre intérêt; si quelques-uns d'entre eux, aveuglés par leurs préjugés, avaient mieux aimé émigrer, la plupart acceptaient avec reconnaissance; ceux qu'il avait fallu expulser par la force n'étaient que des exceptions.

En fait, disait toujours M. Loch, les résultats de ces utiles mesures ne s'étaient pas fait attendre. Les nouveaux villages étaient déjà, en 1820, infiniment supérieurs aux anciens. La marquise avait dépensé des sommes considérables pour faire ouvrir des routes dans tous les sens, pour jeter des ponts sur les torrents et même sur les bras de mer, pour construire des auberges et des relais de poste, pour rendre les petits ports de la côte plus acessibles et plus sûrs. Cette contrée, si absolument fermée dix ans auparavant, était désormais abordable par terre et par mer, des diligences la traversaient jusqu'à ses extrémités, des bâtiments nombreux venaient se charger et se décharger sur ses plages, autrefois désertes. Pour créer le seul port de Helmsdale, plus de 16,000 1. sterling ou 400,000 francs avaient été employés en travaux de toute sorte. Cette mauvaise crique, où n'abordait pas un seul bateau avant 1814, était devenue, cinq ans après, le siège d'une navigation

de plusieurs milliers de tonneaux. A l'origine, les agents de la marquise avaient été obligés de faire apporter à chers deniers, de l'extérieur, tous les matériaux de leurs constructions, la chaux de Sunderland, la houille de Newcastle, l'ardoise d'Aberdeen; on avait dû faire venir des ingénieurs, des maçons, des mineurs, des matelots, des ouvriers d'art, tels que boulangers, charrons, menuisiers, qui manquaient absolument sur les lieux. A l'époque où écrivait M. Loch, ces étrangers n'étaient plus qu'en petit nombre, la population indigène en avait déjà appris assez pour se suffire à ellemême. Ces barbares de la veille étaient devenus en quelques années d'habiles ouvriers, de bons marins, de hardis mineurs. On avait construit aux frais de la marquise, des églises et des maisons d'école, il ne fallait plus que très peu de temps pour achever l'œuvre de régénération.

En même temps, M. Loch n'avait pas de peine à prouver que l'opération avait été des plus fructueuses au point de vue de la production rurale proprement dite. Les terres dépeuplées avaient été partagées en vingtneuf grandes fermes d'une étendue moyenne de 10,000 hectares, consacrées uniquement à l'élève des moutons. Des béliers et des brebis de la race cheviot améliorée avaient été importés en grand nombre, et ajoutés aux moutons indigènes à tête noire. Les bruyères avaient été brûlées, les marécages assainis par des fossés, les eaux recueillies dans des canaux artificiels et distribués le long des montagnes. A la suite de ces travaux intelligents, un gazon naturel, fin et serré, couvrait les cimes les plus élevées comme les vallées les plus profondes. Ce gazon primitif, dont la mince couche n'aurait pas tenu sous les pieds d'animaux plus lourds, s'améliorait et s'épaississait tous les jours sous

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l'engrais qu'y transportaient d'eux-mêmes les moutons. On estimait à 118,000 le nombre des cheviots et à 13,000 celui des têtes noires que nourrissaient déjà les montagnes de Sutherland. L'exportation de la laine s'élevait annuellement à 415,000 livres, qui se vendaient, à Inverness, aux manufacturiers du comté d'York. On livrait 30,000 moutons aux fermiers du Northumberland, qui les engraissaient pour la boucherie. Ces produits, déjà bien plus considérables que les anciens, qui étaient à peu près nuls, promettaient de s'accroître vite.

De leur côté, les fermiers de la côte, placés dans de meilleures conditions, avaient adopté, sur les instigations et avec l'aide de leur maître, les pratiques perfectionnées, et de beaux champs d'orge et de froment, des turneps semés en lignes, de bonnes prairies artificielles, remplaçaient les broussailles si chères aux anciens habitants.

Toutes les espérances de M. Loch ont été réalisées, toutes ses assertions confirmées par le temps. Le comté de Sutherland n'aurait pu jamais fournir par lui-même les capitaux nécessaires. Il avait fallu que l'héritière du comté épousât un homme extrêmement riche qui voulût bien consacrer une partie de sa fortune à améliorer le patrimoine de sa femme. Le gouvernement anglais, pour conserver le souvenir de cette révolution, a érigé la terre de Sutherland en duché, et le marquis de Stafford, par un dernier sacrifice, a vu le noble nom de sa famille se perdre dans celui qu'il avait contribué à relever; le fils de la comtesse de Sutherland et du marquis de Stafford s'appelle aujourd'hui le duc de Sutherland. Il retire de ces 300,000 hectares un million de francs de revenu, et ce n'est là, dit-on, que le cinquième de son immense fortune; le reste lui vient des

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