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gleterre «Tes contrées abondent en richesses dont la propriété est assurée au laboureur satisfait. » Depuis cent soixante ans, les nobles institutions, qui défendent la liberté et la sécurité des personnes et des propriétés, ont régné sans interruption, et depuis cent soixante ans la prospérité les accompagne.

A la fin du dix-huitième siècle, au moment où a commencé la guerre de la révolution, l'agriculture anglaise était déjà plus riche que la nôtre aujourd'hui. Plusieurs documents l'attestent, entre autres les recherches de Pitt pour l'établissement de l'income tax et les travaux d'Arthur Young et de sir John Sinclair. Pitt évaluait en 1798 la rente totale des terres, pour l'Angleterre et le pays de Galles, à 25 millions sterling ou 623 millions de francs, et le revenu des fermiers à 18 millions de sterling ou 450 millions, soit une moyenne de 40 francs par hectare pour la rente, et de 30 francs pour le profit. Il est fort douteux que, même en prenant la plus riche moitié de la France, on trouvât aujourd'hui un pareil résultat. A la même époque, la . moyenne des salaires ruraux était de 7 shillings 3 deniers ou 9 francs par semaine, soit 1 franc 50 cent. par jour de travail, et sur beaucoup de points elle montait jusqu'à 9 et 10 shillings ou 2 francs par jour. Il est encore douteux que, même dans la meilleure moitié de la France, les salaires ruraux soient en ce moment aussi élevés, et le prix des denrées alimentaires était alors en Angleterre plutôt au-dessous qu'au dessus de ce qu'il est aujourd'hui en France. La valeur des propriétés bâties s'élevait, d'après le docteur Beeke, à 200 millions sterling ou 5 milliards; celle des terres, d'après la même autorité, à 600 millions sterling ou 15 milliards, soit 1,000 francs par hectare, et à ce prix elles donnaient un revenu moyen de 4 pour 100.

Tels étaient les fruits d'un siècle de développement libre et régulier, malgré quelques désastres partiels comme la guerre d'Amérique. Dans le demi-siècle qui a suivi, de 1800 à 1850, la population a encore doublé, el la production agricole a suivi presque la même progression, malgré l'effroyable lutte qui a rempli les quinze premières années. Non-seulement l'Angleterre constitutionnelle a fini par vaincre le despotisme et le génie armés de toutes les forces d'une nation plus nombreuse et infiniment plus guerrière, mais l'accroissement de la richesse intérieure n'a pas été sensiblement retardé par la violence du combat. Jamais les bills d'inclosure pour la mise en valeur des terres incultes n'ont été plus nombreux que pendant la guerre contre la France; c'est le temps où l'assolement de Norfolk a fait ses plus grandes conquêtes, où les doctrines de Bakewell et d'Arthur Young se sont généralisées, où le duc de Bedford, lord Leicester et plusieurs autres, ont tiré un si heureux parti de la grande propriété.

L'Écosse et l'Irlande avaient moins prospéré en 1798, parce qu'elles avaient été moins bien gouvernées. Pitt évaluait la richesse de l'Écosse à un huitième de celle de l'Angleterre. La haute Écosse ne devant figurer à peu près pour rien dans ce calcul, c'était pour la basse Écosse une moyenne, par hectare, de 22 francs pour la rente et 12 francs pour le profit, et en effet, l'Écosse ne jouissait d'un peu d'ordre et de liberté que depuis cinquante ans. Nous verrons encore mieux, en traitant de l'Irlande, ce qu'amène l'absence de liberté et de sécurité.

Il demeure donc parfaitement constaté que soit en France, soit en Angleterre, le développement agricole. a suivi le bon gouvernement. La transformation ru

rale, qui s'est accomplie en France de 1760 à 1848, avait déjà eu lieu en Angleterre de 1650 à 1800; les mêmes causes avaient amené les mêmes effets. Il y a entre l'Angleterre des Stuarts et celle de Pitt la même différence qu'entre la France de Louis XV et celle de Louis-Philippe. Ce n'est pas là un fait particulier à la France et à l'Angleterre. Dans les temps anciens comme dans les modernes, la richesse agricole arrive et s'en va avec les mœurs politiques. Rome républicaine cultive admirablement ses champs, Rome asservie les laisse incultes; l'Espagne du moyen âge fait des prodiges de cultures, l'Espagne de Philippe Il ne travaille plus; le Suisse et le Hollandais fertilisent d'âpres montagnes et des marais impraticables, le Sicilien meurt de faim sur le sol le plus fécond. « Les pays, dit Montesquieu, dans l'Esprit des Lois 1, ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté. >>

La liberté a été d'autant plus productive en Angleterre qu'elle n'y a point été accompagnée de ces désordres qui l'ont trop souvent souillée et décriée ailleurs. Malgré ces agitations apparentes qu'entraîne toujours chez le peuple le plus sage l'exercice des droits politiques, le fond de la société anglaise est resté calme. Les transformations, que le temps amène et qui sont la vie même des peuples, se sont opérées insensiblement, sans ces secousses violentes qui détruisent toujours beaucoup de capitaux; l'événement de 1688 lui-même n'a eu que le moins possible le caractère d'une révolution.

On fait généralement honneur de cette modération nationale à l'esprit aristocratique. Sans doute, l'aristo

1 Livre XVIII, chapitre II.

cratie y est pour quelque chose, mais seulement pour la part correspondante au rôle qu'elle joue dans la société. Depuis longtemps, le gouvernement britannique est plus aristocratique en apparence qu'en réalité, et cette apparence diminue de jour en jour.

Le véritable lest du corps politique, l'arome qui pénètre la société tout entière et la préserve de toute convulsion, c'est l'esprit rural; cet esprit est sans doute très favorable à l'aristocratie, mais il n'est pas l'aristocratie elle-même; la domination aristocratique peut exister sans lui, il peut à son tour exister sans elle. L'aristocratie britannique a fait cause commune avec l'esprit rural, et c'est ce qui a fait sa force; l'aristocratie française s'en est séparée, et c'est ce qui a fait sa faiblesse. En Angleterre, la vie rurale des classes supérieures a produit d'abord les mœurs énergiques et fières d'où est sortie la constitution; elle a ensuite, par ces mêmes mœurs, préservé la liberté de tout excès. En France, cet élément à la fois libéral et conservateur, nous a manqué. De nos jours, comme autrefois, l'abandon des campagnes par les propriétaires a fait, même en politique, presque tout le mal, et voilà comment ces deux causes de prospérité, distinctes en apparence, la liberté sans révolutions et l'esprit rural, n'en font qu'une en réalité.

CHAPITRE XI

Les débouchés.

J'arrive enfin à la plus immédiate, la plus effective des causes qui ont concouru au développement de l'agriculture britannique, savoir, le développement simultané de la plus puissante industrie et du plus riche commerce du monde. Au fond, cette cause ne fait encore qu'une avec les précédentes, car l'industrie et le commerce sont, comme l'agriculture, des enfants de la liberté, de l'ordre et de la paix, et ces conditions premières étant en grande partie l'œuvre de la nation rurale, tout découle de cette source commune. Mais, de mème que les conséquences de la liberté et de la paix se distinguent dans les faits de celles de la vie rurale proprement dite, de même celles du développement industriel et commercial peuvent se constater à part, et ce sont les plus actives. S'il était possible d'établir dans une nation un grand commerce et une grande industrie sans sécurité ni liberté, cette cause suffirait à elle seule pour amener une grande richesse agricole, et s'il était possible qu'une nation fût libre et tranquille sans devenir par ce seul fait industrielle et commerciale, la liberté et la paix ne suffiraient pas, même avec

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