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Ce que le château du duc de Devonshire est en grand, toutes les résidences des gentilshommes campagnards le sont en petit. Il n'est pas de propriétaire un peu aisé qui ne veuille avoir son parc; le parc, diminutif de l'ancienne forêt, est le signe de la possession féodale, l'accessoire obligé de l'habitation. Le nombre en est énorme en Angleterre, depuis ceux qui embrassent plusieurs milliers d'hectares jusqu'à ceux qui n'en comprennent que quelques-uns. Les plus grands, les plus anciens, ceux qui méritent seuls légalement le nom de parcs, sont indiqués sur toutes les cartes. Dans ces enceintes closes, même les plus modestes, on entretient du gibier de toute espèce, on nourrit des animaux au pâturage. De sa fenêtre et de son perron, l'heureux propriétaire a sous les yeux une scène pastorale; il peut, quand il lui plaît, galoper dans ses allées ou se donner le plaisir de la chasse à quelques pas de son manoir. C'est là qu'il aime à vivre avec sa famille, loin des agitations vulgaires, imitant l'existence du grand seigneur, comme le fermier imite à son tour celle du gentilhomme.

On connaît la passion des Anglais pour les exercices qui s'allient naturellement à la vie rurale, et qu'on appelle le sport, l'élégance suprême. Ceux des countrygentlemen, qui ne peuvent pas avoir de meute à eux, se réunissent pour en entretenir une par souscription. Le jour où doit avoir lieu la chasse à courre est annoncé d'avance dans les journaux; les souscripteurs arrivent à cheval au rendez-vous. A des époques précises de l'année, la mode appelle, sur certains points de l'Angleterre ou de l'Écosse, des milliers de chasseurs en habit rouge qui courent de véritables dangers pour se livrer à cet amusement. Tantôt c'est le renard qu'on va poursuivre à Melton-Mowbray dans le comté de Lei

cester; tantôt ce sont les grouse qu'on va chercher sur les sommets les plus inaccessibles des highlands. Toute l'Angleterre s'en occupe, les journaux insèrent les noms des plus adroits tireurs et des plus habiles cavaliers, ainsi que le nombre des pièces tuées. Quand vient le temps des grandes chasses, le parlement vaque. Les femmes elles-mêmes préfèrent ces plaisirs à tous les autres; donnez à une jeune fille anglaise le choix entre une promenade à cheval et une soirée au bal, son choix n'est pas douteux; elle aussi aime à franchir les haies et à courir comme le vent.

Quand on a le malheur de n'avoir pas de campagne à soi, on veut au moins en avoir l'apparence. Toutes les villes ont des parcs publics, qui sont tout simplement de grandes prairies avec de beaux arbres. On voit à Londres des vaches et des moutons pâturer librement sur les pelouses de Green-Park et de HydePark, au bruit incessant des voitures qui roulent dans Piccadilly.Celui, que ses affaires entraînent sans relâche, peut au moins apercevoir, en passant, un coin de l'Éden. Chacun cherche à se loger le plus loin possible du centre de la ville pour être plus près des champs. L'été, on s'échappe dès qu'on peut pour visiter un ami dans sa ferme, ou pour passer quelques jours en voyage dans une contrée renommée pour ses beautés naturelles. Tous les sites un peu pittoresques du pays sont parcourus, tous les ans, par une foule qui en jouit avec cette joie sereine et silencieuse particulière aux Anglais. Le grand bonheur est d'aller jusqu'en Écosse, pour respirer à l'aise la senteur des bruyères et rêver de la vie vagabonde des catérans de Walter Scott.

Les monarques anglais donnent, les premiers, l'exemple de cette prédilection universelle; ils n'habitent la ville que lorsqu'ils ne peuvent pas faire autrement. Ce

qui ne fut qu'un jeu gracieux et court pour Louis XVI et Marie-Antoinette, dans la ferme artificielle de Trianon, est une douce réalité pour la reine Victoria et le prince Albert. Le prince dirige à Windsor une vraie ferme, où naît et s'engraisse le plus beau bétail des trois royaumes. Ses produits gagnent ordinairement les premiers prix dans les concours. A Osborne, où elle passe la plus grande partie de l'année, la reine surveille elle-même une basse-cour dont elle est fière, et tous les journaux ont annoncé dernièrement qu'elle venait de découvrir un remède à la maladie des dindonneaux, quand ils prennent le rouge. Ce qui chez nous prêterait au ridicule est pris très au sérieux par nos voisins, et ils ont cent fois raison. Heureuse et sage entre toutes la nation qui aime à voir ses princes se livrer à ces utiles délassements !

On devine sans peine ce que peut avoir d'effets, pour la richesse des campagnes, ce séjour habituel des premières familles du pays. Tandis qu'en France le travail des champs sert à payer le luxe des villes, en Angleterre, le travail des villes sert à payer le luxe des champs, Là se dépensent presque tous les trésors que le plus industrieux des peuples sait produire. Il en revient une bonne partie à la culture. Plus le propriétaire touche de près sa terre, plus il est disposé à l'entretenir en bon état. L'amour-propre, ce grand stimulant, est en jeu. On ne veut pas montrer à ses voisins des bâtiments en ruine, des chemins impraticables, des attelages défectueux, des animaux chétifs, des champs négligés; on met son orgueil à des dépenses productives, comme ailleurs à des dépenses frivoles, par la contagion de l'exemple. On a une terre bien tenue, comme à Paris un bel hôtel et un riche mobilier.

L'impôt lui-même, qui est en France une machine

à épuisement pour les campagnes, n'a pas en Angleterre le même caractère. Tout l'impôt direct se dépense sur les lieux où il se paye. La taxe des pauvres, la dîme de l'Église, sont à peine sorties des mains du cultivateur, qu'elles y rentrent par l'achat de ses denrées. Les autres taxes servent uniquement à des travaux d'intérêt local. La moitié des impôts indirects étant absorbée par le payement de la dette publique,qui appartient en grande partie aux propriétaires du sol, il en revient encore beaucoup à la vie rurale. Quand un tiers au moins du budget français se condense à Paris et un autre tiers dans les grandes villes de province, les trois quarts des dépenses publiques se répandent, en Angleterre, sur les campagnes et contribuent, avec les revenus des propriétaires et fermiers, à y répandre l'abondance et la vie.

Nous sommes, hélas ! bien loin de ces mœurs; espérons que nous nous en rapprocherons peu à peu. Depuis quelques années, tout semble y conspirer. L'encombrement de la classe aisée dans les villes, l'incertitude des carrières qu'on venait y chercher,l'air fièvreux qu'on y respire, tendent à rejeter vers la vie rurale les ambitions déçues et les imaginations lassées. Quiconque a de quoi vivre honorablement à la campagne est bien près de comprendre que le plus sûr, comme le plus digne, est d'y rester, ceux qui ne le comprennent pas sont bien près d'y être contraints par la difficulté toujours croissante de trouver à la ville un débouché. Une circons tance nouvelle vient changer complètement les conditions de la vie champêtre : le perfectionnement continu des communications, et surtout l'extension des chemins de fer, en rapprochant les distances les plus éloignées, font que le séjour habituel des champs devient conciliable avec les plaisirs de la société, l'importance

politique, la culture de l'esprit et tous les agréments de la civilisation. Là est le principe d'une révolution salutaire pour nos campagnes délaissées. Nous ne serons probablement jamais aussi ruraux que les Anglais, nos villes ne deviendront jamais autant que les leurs de simples ateliers de commerce et d'industrie; mais, pourvu qu'une portion toujours plus grande de la société aisée vienne repeupler nos manoirs déserts, ce sera toujours un bienfait.

Quant à l'impôt, il ne sera pas moins difficile de détourner le courant qui le porte vers Paris et les grandes villes; mais si quelque chose peut atténuer cette perpétuelle aspiration, c'est la résidence à la campagne des propriétaires influents, qui défendraient un peu plus leurs intérêts, s'ils les voyaient habituellement de plus près.

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